31/03/2016

LA GRANDE EAU de Zivko Cingo




Saluons avant tout l'initiative de l'intrépide éditeur Le Nouvel Attila qui non seulement s'évertue à un travail de réédition pointu (en l'occurrence d'un texte difficile, remis sur nos tables dans un écrin des plus soigné*) mais vient aussi de réanimer un Prix littéraire qui ne primait plus rien depuis 1966, le Prix Nocturne, qui se chargeait de mettre en avant « un ouvrage oublié, d'inspiration insolite ou fantastique ».

La grande eau de Zivko Cingo, paru au début des années 70, satisfait entièrement à ces quelques exigences, et c'est pourquoi le Prix lui est revenu en 2014. Cingo était un écrivain qui se consacrait surtout à la scène et à la littérature enfantine. On trouve un écho à ce travail dans la mise en place du décor et des personnages de La grande eau ; des espaces vides peuplés d'ombres fantomatiques à la recherche d'une destination indéfinie, d'eux-mêmes sans doute.


Nous sommes dans l'immédiate après-guerre et comme dans le terrible Arrachez les bourgeons, tirez
sur les enfants de Kenzaburo Oe, nous suivons le périple d'une  horde d'enfants, des orphelins de guerre peut-être, des enfants d'exilés sans doute, fils et filles de parias broyés par la machine, encadrés et surveillés de près par des adultes à la fois inquisiteurs et faussement paternalistes. Faut-il le dire, mais Cingo était Macédonien (en ex-Yougoslavie), et il n'y a pas à chercher bien loin pour comprendre de quoi cette fable noircie au fusain semble être l'écho. 


La prose de Cingo travaille le texte et le corps de ses personnages martyrs avec une infinie patience. Son écriture est faite de ressassements et de tristes refrains entêtants (« ...que je sois maudit... »), éclairée ici et là de brefs traits de lumière. Joies enfantines d'une montagne enneigée aperçue au loin, ébahissement furtif devant une parole d'enfant qui fait soudain taire, pour un instant, la litanie infernale des ordres hurlés par les adultes ou de leurs discours sans fond. Le regard rivé sur un mur sans limite, les enfants écoutent arriver le fracas de la Grande Eau, là, juste au fond d'eux, les consolant de leur sort et de mille injustices.

L'écriture est superbe, bâtie sur des riens, impressionniste presque, et il n'est nul besoin de vouloir arracher à tout prix un sens immédiat à ces phrases qui fuient la signification directe comme la métaphore. La grande eau est plus une œuvre de poète que de romancier, une eau-forte plus qu'un témoignage. Un livre d'inspiration « insolite ou fantastique », tout juste...


(* ce livre se présente sous une jaquette en papier calque imprimé, avec  des illustrations très belles de Giovanna Ranaldi, c'est à souligner...)

 Signé: RongeMaille

30/03/2016

LA LEGENDE DE MOMOTARO de Margot Remy-Verdier et Paul Echegoyen

La légende de Momotaro, l'enfant à la force herculéenne né dans une pêche, est très célèbre en Asie de l'est. Chantée et mainte fois racontée, c'est même une marque de jean (où va-t-on mes amis où va-t-on), vous l'aurez compris c'est un gros morceau ! Je vous présente ici une version pour enfants (à partir de 6 ans) racontée par Margot Remy-Verdier et superbement illustrée par Paul Echegoyen.
On dit que les garçons naissent dans des choux mais Momotaro lui est né dans une pêche (une grosse). Il grandit vite et a une force extraordinaire, mais il n'aime pas travailler, il préfère, couché dans l'herbe, réfléchir la tête dans les nuages, il se sait promis à un glorieux destin (modeste mec !). Mais sa tranquillité prend vite fin car l'empereur entend parler de sa force fantastique et lui demande d'aller lui chercher un trésor sur une île remplie de démons. Ni une ni deux notre homme se lance dans l'aventure (n'est pas héros qui veut !). Sur son chemin il va croiser des animaux, qui deviendront de fidèles compagnons d'aventure (après avoir mangé tous les délicieux gâteaux faits par maman), et de l'aventure il va y en avoir !

L'album se construit comme une histoire à tiroirs qui ravira les enfants. Le petit plus qui fait toute la différence : les coulisses de l'album en fin de livre (j'adore) et le petit poème plein de tendresse que l'auteure écrit sur l'illustrateur, TROP mignon !
Margot Remy-Verdier signe ici son premier album. Elle est également l'auteure de versions françaises pour le doublage de productions pour la TV ou le ciné.

Paul Echegoyen est fan des films du studio Ghibli (un homme de goût donc !) qui l'inspirent beaucoup pour son travail. Après un passage comme graphiste freelance il illustre en 2011 son premier  album le magnifique Bal des échassiers. Il fait un petit tour par la BD en créant les décors de Léonard & Salai. Ses sublimes dessins, réalisés à la mine de plomb, fourmillent de détails et de poésie.


Signé :

27/03/2016

LA DOULEUR PORTE UN COSTUME DE PLUMES de Max Porter


Amateurs de romans qui bousculent et sortent des sentiers battus, ce livre est pour vous. Aux autres, je conseillerai peut-être cette fois de passer leur chemin, ce texte étant dérangeant à bien des égards. Premier opus d’un jeune éditeur britannique, La Douleur porte un costume de plumes est un texte hybride, inclassable, inédit. Un ovni littéraire. Roman, conte, fable contemporaine ou long poème? On ne saurait dire, tant il est étonnant et singulier. Le titre, somptueux, s’inspire des vers de la grande Emily Dickinson et ne pouvait être mieux choisi : « L'espoir porte un costume de plumes, se perche dans l'âme et inlassablement chante un air sans paroles; mais c'est dans la tempête que son chant est le plus doux ». C’est un de ces textes qui vous oblige à sortir de votre zone de confort et ce n’est pas toujours facile, même pour qui les affectionne. Un texte qui montre bien l'un des pouvoirs extraordinaires de la fiction: transformer la plus douloureuse des épreuves -ici celle du deuil- en une expérience sacrée et lumineuse. L’auteur convoque ici une figure bien connue de la littérature, l'oiseau noir cher à Edgar Poe, j’ai nommé le corbeau, pour aborder le thème délicat de la perte d’un être cher. Et après avoir refermé ce livre, il ne fait aucun doute pour moi: c’est un coup de maître.
« Je me suis laissé aller, résigné, et j’aurais voulu que ma femme ne soit pas morte. J’aurais voulu ne pas me retrouver terrifié et enlacé par un oiseau géant dans mon entrée. J’aurais voulu ne pas faire une fixation là-dessus alors que la plus grande tragédie de ma vie venait de se produire. C’était des désirs factuels. C’était amer et miraculeux. J’y voyais un peu clair. 
Bonjour Corbeau, j’ai dit. Ravi de faire enfin ta connaissance. »

Elle vient de mourir brutalement, l’épouse bien-aimée, la mère tant chérie. Le père et ses deux garçons se retrouvent seuls dans l’appartement londonien. La famille et les amis sont retournés à leur vie et le jeune veuf n’est plus qu’un somnambule, vide, dévasté de chagrin. Quant aux enfants, ils n'arrivent pas à comprendre pourquoi le monde ne s’est pas arrêté de tourner. Maman n’est plus là. Maman est morte. Où sont les pompiers ? Pourquoi les sirènes ne hurlent-elles pas? Les voilà enfermés dans leur mutisme, anesthésiés par la douleur, vivants mais à demi seulement, amputés d’une part d’eux-mêmes et pas la moindre. La compagne, l’amie, la mère, l’Amour, n’est plus. Une tristesse infinie, écrasante, a envahi tout leur être et les étreint jusqu'à les étouffer, jusqu'à faire exploser leur cœur. L’appartement jadis plein de cris et de rires n’est plus que silence, béance. De quelle manière survit-on à la mort de l’être aimé? A la disparition d’une mère ? Est-ce seulement possible ?
Et voilà qu’un coup de sonnette retentit un soir et qu’Il se présente à la porte. Ni un voisin, ni un ami, ni même un membre de la famille mais un CORBEAU. Oui Messieurs Dames ! Un corbeau. Immense -deux mètres de haut- majestueux, hirsute, aussi noir que la nuit. Croâ. croâ. croâ. Croyez-vous cela possible? Ma foi pourquoi pas, surtout quand on sait que le père essaye de terminer un livre sur le poète anglais Ted Hugues et qu’il est obsédé par son poème « corbeau »! En tout cas, l'oiseau débarque sans crier gare, dans un grand bruissement d'ailes et de plumes.

CHHHHHHHHHT.
Chhhhhhhhhht.

Réalité ou chimère ? Hallucination collective -familiale plutôt- liée à l’absence, ou corvidé géant de plumes et d’os ? Nul ne le sait. Et qu'importe, si la présence du noir emplumé peut permettre à ces trois êtres brisés de reprendre pied. Quoi qu'il en soit, il est là et bien là, imposant, puant, duveteux, bavard. Car ce Maître Corbeau là ne croasse pas, ou pas seulement: il est doté de parole. L'encombrant volatile investit illico les lieux et même le lit de son hôte. Mais que Diable vient-il faire ici ? Il est tout simplement venu aider papa et les enfants à traverser cette terrible épreuve...
Mary Poppins en costume de plumes, thérapeute à deux pattes, humoriste au bec et à la langue acérés, boussole ailée, ange-gardien en toge noire, il est polyvalent à l’envie. Il est, dit-il, «excuse, ami, deus ex machina, blague, symptôme, fiction, spectre, béquille, jouet, revenant, bâillon, psychanalyste et baby-sitter». Une telle perle, gratuitement et à demeure, est-ce possible ? Notre oiseau va donc s’immiscer dans la vie de la famille endeuillée, veillant sur tout ce petit monde, tenant la maison, s’occupant de tout comme la plus fidèle des gouvernantes. Il devient le pilier du foyer et le pivot du texte ; celui qui va insuffler à nouveau la vie aux personnages et donner le rythme à la narration. Déployant des trésors d’ingénuité pour ramener à la lumière nos trois oisillons blessés. Pour combler le vide, colmater les brèches et permettre à chacun d’extérioriser sa souffrance. Incarnation géniale de la douleur profonde du père et de son obsession pour Ted Hugues et Sylvia Plath (qui s’est donné la mort), Corbeau est aussi un déversoir bienvenu pour les petits qu’il écoute, console, câline, amuse. Il est autant ami qu’ennemi, protecteur que tyran, tendresse que cruauté, sagesse que provocation. Pérorant, usant parfois d'un charabia déroutant, il possède un humour ravageur et contagieux. Il est à la fois larmes et rires, ombre et lumière, mort et vie. Avec son insolence, sa gouaille, ses facéties, sa vulgarité choquante (attendez-vous à quelques grands moments), il démolit et reconstruit ce qui peut l’être, empêchant les personnages et le lecteur de sombrer. Et il ne disparaîtra qu'une fois le goût de vivre retrouvé et sa mission accomplie.

CHHHHHHHHHT.
Chhhhhhhhhht.

Cette figure mythologique  du corbeau messager, guide de l’âme, Max Porter l’a donc empruntée à Ted Hughes, époux de la grande Sylvia Plath, qui lui consacra en 1966 un de ses recueils les plus célèbres.  

« Qui est plus fort que l’espoir ? La mort.
Qui est plus fort que la volonté ? La mort. 

Plus fort que l’amour ? La mort. 

Plus fort que la vie ? La mort.

Mais qui est plus fort que la mort ?


Moi, évidemment.

Admis, Corbeau. »


Mais pas seulement, car l’oiseau noirtoujours été très présent dans les cultures, littératures, contes et légendes du monde entier. D'abord fripon, héros qui contribue à la création de l'homme, il acquiert au fil du temps une bien mauvaise réputation: son plumage de jais, son cri rauque et sa nécrophagie effrayent. On le diabolise progressivement dans l’Europe chrétienne et lui colle une étiquette « d’oiseau de mauvais augure ». L'âme damnée de la sorcière, le bouffeur de cadavres, le visage masqué de la Peste, les oiseaux d’Hitchcock, l’annonciateur de mauvais présage, c’est lui! Roulez tambours, sonnez trompettes, Maître Corbeau reprend ici son rôle d’ange gardien, d’oiseau magique et bienveillant, de sauveur, et c’est heureux.

L’on ne peut évidemment parler du texte sans évoquer l’inventivité, l’originalité de la plume sinon des plumes (au passage, chapeau bas à l’incroyable et puissante traduction de Charles Recoursé). Certes, on peut hésiter à se lancer, partagé entre curiosité et méfiance. Car Max Porter nous entraîne dans des contrées inconnues, rarement explorées; il fait appel à notre imagination, à notre ouverture et à notre souplesse autant qu'à notre sensibilité. Mais croâyez-moi, on s’immerge très vite dans son univers baroque. Le jeune auteur joue habilement avec la typographie, l’espace, les mots et nous, bien sûr, avec intelligence et finesse. Sa prose ébouriffante vous fait monter les larmes aux yeux et vous prend aux tripes entre deux éclats de rire. Rien dans ce livre n'est banal, tout est neuf, pensé, pesé, maîtrisé jusque dans les maladresses. Chaque mot est à sa place, chaque phrase se déroule dans un style minimaliste mais puissant. Chacune des trois voix qui s’élèvent (le père, les gamins qui ne font qu’un et Corbeau) est profondément marquée, incarnée, habilement différenciée. Chacun des cheminements intérieurs du veuf et des deux orphelins est parfaitement restitué. Et tandis que les pensées se bousculent et que les mots sortent, le manque, les regrets, la colère et tous les sentiments enfouis enfin s’expriment, enfin résonnent, enfin se libèrent. Jusqu'à ce que la lumière retrouve le chemin des cœurs... 

Oui, l’écriture et la parole ont un immense pouvoir salvateur, et nul ne le sait mieux que Max Porter. Car cette histoire est inspirée de la sienne, Max et son frère ayant perdu leur père lorsqu'ils étaient enfants. Ce roman atypique, un peu fou, nécessaire sans doute, est à la fois un somptueux hommage au père disparu et au frère, un hommage à Ted Hughes et à Sylvia Plath et un hymne aux mots. Bouleversant mais sans pathos, il est empreint de tendresse, d’humour, d’amour et distille une lumière aussi bienfaisante qu’inattendue. Entre puissance de l’imaginaire et pouvoir libérateur du verbe, ce texte insolent, poétique, vivant, cru, beau, est une révélation. Une expérience de lecture unique et puissante pour qui décide d'aller voir ailleurs et autrement. Est-il libre, Max, depuis lors? Souhaitons-le pour lui. Et souhaitons aussi qu'il ne s’arrête pas en si bon chemin, car il a sans doute encore bien des choses à dire et à nous faire vivre.
Papa

Elle n'utilisera plus jamais (son maquillage, le curcuma, sa brosse à cheveux, le dictionnaire).
Elle ne terminera jamais (son roman de Patricia Highsmith, le beurre de cacahuètes, le baume à lèvres).
Et je n'irai plus lui dénicher des livres pour son anniversaire.
J'arrêterai de trouver ses cheveux.
J'arrêterai de l'entendre respirer.



Signé : Moneypenny  

26/03/2016

MAJDA EN AOÛT de Samira Sedira

Quand on ouvre Majda en août de Samira Sedira, on assiste, gêné, à une scène tabou.
Deux femmes, alcooliques, au PMU. Elles sont abîmées, leurs propos sont incohérents. C'est âpre et on détournerait presque les yeux.

Et puis, quasiment sans transition, Samira Sedira nous place face à Fouzia, une très vieille femme chez elle. Dans la banlieue du sud de la France. Auprès d'elle son mari Ahmed. Le coup de téléphone provient d'un hôpital psychiatrique. On leur demande de venir chercher Majda, leur fille aînée, adulte, qu'ils n'ont pas vu depuis trois ans.
Pénétrer dans l'enceinte d'un hôpital psychiatrique, pour Fouzia et Ahmed, qui plus est pour y retrouver leur fille est une épreuve. Une Épreuve.
C'est le mois d'août, sous la chaleur écrasante du mois d'août dans le sud de la France, ils vont ramenez Majda chez eux.
Va alors débuter sous la plume splendide de Sedira, un huis clos sensible et fort : Majda en août.

Un huis-clos fait de silence, de beaucoup d'amour, de journées rythmées par des caresses pour seules armes contre les effets désastreux des anti-dépresseurs.

Mais la vie de Majda est brisée.

Samira Sedira nous pose deux questions en somme. S'est elle brisée dans sa douzième année à cause de la barbarie des hommes, ou s'est elle cassée quasi-neuve, lors de sa naissance dans cette condition là, cet endroit là, au milieu de ces codes là, juste parce que Majda est une fille?
En tous cas, Majda est depuis toujours écrasée par la loi du silence, qui finira par abîmer tous les protagonistes de ce huis clos.

La réponse est fine et complexe, faite de zones d'ombres et de fils tendus sur des paradoxes. Majda et ses frères ont un père différent, n'interdisant rien à sa femme par exemple, laissant acheter à sa fille du maquillage. Un père comme un soleil mais qui au cœur de la banlieue passe pour un mou, un lâche, un sans autorité. Alors dans ce creux là, c'est Aziz, l'aîné des garçons de la fratrie, le cadet de Majda qui prendra la place de l'autorité. De façon extrême car Aziz n'est qu'un enfant quand ce basculement des places aura lieu dans l'histoire familiale. Ce qui était une chance devient un piège se refermant dangereusement.
Majda s'est pourtant battue de toutes ses forces, elle a fait des études, décroché une maitrise, trouvé du travail. Majda s'habille différemment, s'ouvre, Majda a même milité dans ses années étudiantes. Majda était pourtant une combattante.
Et le silence l'a rattrapé et l'a engloutie.

En refermant le livre, on pense à l'écriture de Kaoutar Harchi ou de Maïssa Bey pour ne citer qu'elles.
En refermant le roman on se dit que Samira Sedira compte désormais parmi les belles plumes contemporaines.
Des voix de femmes nous arrivent d'ailleurs. Cet ailleurs tout prés qui fait le nous d'ici et maintenant.
Ecoutons-les, surtout quand elles le font avec le talent de Samira Sedira





Signé : range le sas

24/03/2016

JE SUIS CAPABLE DE TOUT de Frédéric Ciriez

Julie, la quarantaine alerte et aux aguets, passe ses vacances sur une plage naturiste au pied du Fort de Brégançon. La présidente s'y repose, dit-on, en compagnie de son compagnon du moment. Mais Julie n'en a rien à faire, car elle dévore avec avidité un livre de développement personnel qui la transcende, littéralement. Un best-seller écrit par un ancien champion olympique de sprint. Avec ça, Julie se sent prête à dévorer le monde. 
Wilde open, elle songe aux grandes choses qu'elle est prête à accomplir, dès à présent. Il fait chaud. 

Necko, sa fille de 17 ans, grande gigue plate comme une limande et aux ongles vernis mandarine, dévore avec avidité, sur son coin de plage, une série de manga yaoi qui la démonte, littéralement. Une histoire de virus informatique qui sur les i-phones du monde entier transforme les uns en esclaves sentimentaux des autres (un yaoi, notons-le, est un manga uniquement porté sur la passion de jeunes garçons entre eux, et ce pour l'édification des jeunes filles, c'est spécial). Mais qu'est-ce qu'il fait chaud...


On en rigole d'avance, même si le roman de Frédéric Ciriez prend son temps pour nous dévoiler sa feuille de route (il faut d'abord subir les délires de cet insupportable mental-coach que lit notre Julie, qui a trouvé la voie de son apogée spirituelle grâce à un chien sprinteur, puis rencontré la Mort en personne sur une  terrasse de gratte-ciel dans un pays du Golfe) mais lorsque la mère et la fille, chacune de leur côté, se lèvent de leurs serviettes, abandonnant leurs lectures sur un coin de sable, c'est pour aller affronter le sel de la vie avec de nouvelles armes. 


Voilà sans doute la démonstration in situ que de mauvaises lectures peuvent influencer le cours de votre existence. Se déroulant sur une seule et pleine journée, Je suis capable de tout se pare avant tout d'une écriture joueuse comme un chaton, qui prend soin de nos deux vaillantes héroïnes, voguant dans le plus simple appareil vers de nouvelles rencontres et d'incroyables expériences.

Julie doit retrouver son date, il s'appelle Giacomo, il est beau comme Alain Delon jeune et possède six orteils à chaque pied. Quand il retire ses chaussures de marche, ça ne sent rien. Il attrape des couleuvres à mains nues. Julie et transportée, transbordée, transbahutée, ah !, quelle belle journée. Et qu'est-ce qu'il fait chaud.

De son côté, Necko regarde lui tourner autour trois kékés descendus des quartiers de Marseille et qui lui font leur numéro, un peu relous sur les bords. Il y en a un, le plus dégourdi, qu'elle trouve franchement craignos, un autre qui possède un gros machin, et un troisième qui lui plaît bien. La soirée s'annonce chaude-bouillante.

Frédéric Ciriez s'amuse avec ses deux personnages qu'il a veillé, au préalable, à libérer de tout carcan. Un peu moqueur, un peu mateur (ah ! les joies du naturisme et de l'inconvénient du port des pataugas avec rien au-dessus), ce roman vivifiant est surtout porté par deux qualités imparables : une écriture terrible (ça, c'est du style) et une admiration réelle pour ses deux personnages qui, au-delà du ridicule irrésistible des situations, se comportent en vraies héroïnes, téméraires et pugnaces, allant toujours de l'avant, quoi qu'il arrive. Toujours.

Ecrit à la première personne du féminin, ce qui n'est pas le moindre de ses tours de force, voilà un bouquin qui donne envie de se mettre à poil pour le défendre.
 Signé: RongeMaille

20/03/2016

LA VIE EN CINQUANTE MINUTES de Benny Barbash

Comme le dit si bien la meilleure amie de Zahava, l'héroïne de La vie en cinquante minutes, difficile passée la cinquantaine, de faire encore envie sur le "marché de la chair". Mais plus dur encore, c'est de trouver un jour, emberlificoté autour d'un maillot de corps de son merveilleux et brillant avocat de mari, et ce après plus de vingt ans de mariage, un long cheveu blond qui n'a rien à faire là. Zahava s'emballe, Zahava éructe, défonce les tiroirs et les portes de placard, tourne en rond, fantasme sur le supposé harem tenu par son époux infidèle, Zahava se perd dans les méandres d'une jalousie sans fond et d'ailleurs, cette fameuse amie toute pimpante et bien gaie n'est-elle pas blonde, elle aussi, et ne s'est-elle pas rendue à Tel-Aviv en même temps que... aaah...

C'est la première partie du roman, qui tourne autour d'un motif de vaudeville à l'israélienne teinté de screwball-comedy made in Jérusalem. Où l'on retrouve quelque chose de l'ironie douce d'un Woody Allen se gaussant de la crise de la cinquantaine et en effet, la bonne bourgeoisie d'Israël n'est-elle pas la plus psychanalysée du monde avec ces grands flippés d'intellos complexés de Manhattan ? Mais on n'est ni chez Woody, et encore moins chez Labiche...

Benny Barbash explore d'abord à fond les soubresauts de la jalousie conjugale, mais on n'est pas chez Proust, ni chez Benjamin Constant non plus. Car ça pétille et ça gaze lorsque la pourtant très raisonnable Zahava s'emballe à propos de tout et de rien: tout lui est bon pour alimenter sa suspicion. Moments drolatiques où les délires de l'imagination de la femme jalouse se fondent dans la réalité-même, sans qu'on ne sache plus trop discerner l'imaginaire du vraisemblable. Et elle non plus...

Heureusement pour Zahava et pour nous, le roman ne se contente pas de s'amuser de la douleur et du délire de cette femme (prétendument) trompée. A grands renforts de personnages secondaires plus croquants les uns que les autres (un analyste antipathique qui ne peut pas blairer sa patiente, un ancien prétendant et écrivain reconnu au charisme déchu, un serrurier un rien curieux et mythomane, un mystérieux perceur de coffres arménien ainsi qu'un impayable détective privé un peu trop sentimental), Benny Barbash parvient à faire autre chose qu'une comédie sur l'infidélité conjugale.

Car les moments importants de cette douloureuse crise de conscience qui conduit Zahava à tout s'imaginer, jusqu'à l'impensable et à l'absurde, sont autant d'instants, pour elle, qui vont lui permettre d'aller visiter les zones jusque là occultées de son présent comme de son passé. Voilà sans doute pourquoi tous les jaloux et jalouses de la terre aiment à se morfondre et à se faire du mal à s'imaginer des choses abominables, et cruelles. Tour de force et moment de grâce de La vie en cinquante minutes, roman à la folle virtuosité et à la vivacité pétillante, cette crise conjugale va en effet déboucher sur une autre, beaucoup plus décisive. A cet égard, on peut dire ici sans rien dévoiler du fin mot de l'histoire, que les dernières pages sont absolument sublimes.

En somme, voici un bouquin que tous les jaloux du monde, hommes ou femmes, devraient s'empresser de lire car, et même si leurs soupçons se trouvent hélas avérés, l'important n'est pas là.

Mais on ne leur dira pas où, car eux seuls le savent, au plus profond d'eux-mêmes...

 Signé: RongeMaille

16/03/2016

ANNIHILATION de Jeff Vandermeer

"Les membres de l’expédition précédente avaient fini par s’éclipser, l’un après l’autre. Au fil du temps, ils avaient retrouvé leur famille, si bien qu’ils n’avaient pas disparu à proprement parler. Ils avaient simplement cessé d’être présents dans la Zone X pour réapparaître par des moyens inconnus dans le monde de l’autre côté de la frontière. Sans pouvoir donner le moindre détail sur ce voyage."

Quelque part au-delà des frontières invisibles et inatteignables, se trouve là Zone X. Cet espace interdit, ce lieu que l'on ne peut atteindre sans préparation psychologique et d'où l'on ne revient jamais vraiment. La Zone X, une biologiste va l'explorer, avec 3 autres femmes, et faire ainsi partie de la Douzième expédition chargée de cartographier les lieux.

Des onze premières, il n'y a eu que peu de revenants, et après quelques temps, aucuns survivants. Des journaux, des témoignages audio, de vagues récits qui se ressemblent, trop, et apportent au final très peu d'informations. Voilà tout ce qui revient de cette mystérieuse zone, apparue après l’Événement.

La biologiste fait donc partie des volontaires de cette excursion, avec une géomètre, une anthropologue et une psychologue, toutes les quatre ayant abandonné pour le bien de la mission, nom, identité, passé, repères.

Notre plongée dans la Zone X se fait par le journal de la jeune femme, au fil de ses découvertes, de son expérience, de son effroi grandissant... Car si rien ne semble ressortir de cet endroit, c'est pour une bonne raison: la nature a repris ses droits, des bâtiments apparaissent là où rien ne devrait se trouver et quelque chose d'étrange rôde dans les profondeurs de la Tour...

Et c'est par imprudence et hasard que la biologiste va se voir affectée par une bactérie qui va peu à peu changer sa perception des choses, éclaircir sa vision et l'immunisé contre certaines attaques, qu'elles viennent de l'extérieur ou d'un ennemi inattendu. Commence alors une course contre la méfiance des autres, la peur des changements en soit, contre les ombres qui errent et les mystères qui ne valent peut être pas le prix de la découverte...

Un vrai page-turner, une envie de savoir, de comprendre, de découvrir, vite, vite ! Que se passe-t-il dans cette Zone pour pousser des expéditions au suicide, au meurtre, à la folie ? Qui est ce Rampeur qui glace le sang de la biologiste, et le nôtre par la même occasion?

Une découverte au compte goûte, un huis-clos angoissant, rien ne vous sera épargné si vous décidez de plonger dans la Zone X, sans promesse de retour...


Signé: Gizmo

15/03/2016

UN DERNIER VERRE AU BAR SANS NOM de Don Carpenter

Lorsque parut en 2012 Sale temps pour les braves, il a fallu un certain temps pour comprendre comment et pourquoi pareille merveille avait pu échapper aussi longtemps à la perspicacité des éditeurs français. Re-belote, après la parution de trois autres romans, voilà que nous arrive Un dernier verre au bar sans nom qui, lui, n'a été découvert que sur le tard aux Etats-Unis, l'écrivain Jonathan Lethem s'étant chargé de peaufiner et d'éditer cet ultime roman du grand romancier et... c'est un très grand roman.

Nous sommes à la fin des années 50, le mouvement beat est en train de cracher ses dernières flammes, et nous suivons le parcours de jeunes gens, tous d'horizons bien différents mais aspirés par la même passion; la littérature, et aveuglés par la même envie; être publiés. De l'Oregon froide et humide où tout ce petit monde va se croiser tous jeunots avec ses rêves de gloire plein la tête, jusqu'à la  Californie et Hollywood, nous les suivons jusqu'aux florissantes années hippies où tout le monde, brusquement, aura bel et bien vieilli.

Chassés-croisés amoureux, jalousies étouffées, désillusions rapides ou mort lente de leurs aspirations, tout y passe, et trépasse, Charlie le rescapé de la guerre de Corée et son gros roman de guerre, sa femme Jaime et son talent inné, Stan l'ex-taulard ou Dick, en apparence si sûr de lui, vont passer par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. De vagues succès en véritable gloire, de désillusions sans fin au dégoût d'eux-mêmes et des autres, voici la Bohême de Frisco racontée par un de ses plus grands représentants (le grand qui éclate de rire avec sa splendide moustache sur la photo ci-dessus, c'est Brautigan, enlevez votre chapeau).

Et puis il y a l'écriture de Carpenter, désarmante de précision, d'acuité psychologique sans aspérité, constituée de phrases courtes sans gras et de dialogues à l'étouffée. Sa force tient certainement à cette façon unique de traiter chaque personnage comme si c'était le plus important de son histoire, les faisant disparaître brutalement, ne le rappelant jamais dans la trame parfois, ou les faisant resurgir tout à coup, sans crier gare.

Il est sûr que ce roman devait être emprunt pour l'auteur d'une nostalgie immense. Dans un des nombreux bistrots de San Francisco dans lesquels ses personnages se croisent sans arrêt, il convoque les ombres d' écrivains qu'il a bien connu, sans doute.

Quand la petite musique de l'auteur stoppe au point final, l'instant se fige sur une sorte d'arrêt sur image qui vous prend aux tripes. La vie aura donc fait son œuvre, laissant des personnages sur le bas-côté, souvent par leur faute, en projetant d'autres vers la la lumière, de manière injuste ou pas.
Le genre d'effet que peut provoquer un mot, une phrase, le moindre geste ébauché dans la prose de John Fante, Larry Brown, John Cheever ou Raymond Carver. Un effet des plus glaçants qui faisait déjà tout le sel du final inoubliable de Sale temps pour les braves, et de ses dernières phrases tendus comme un piège à loup.

Ce vieux ronchon de Norman Mailer, qui n'était pas le moins malaimable des langues de p... , portait l'art du roman de Don Carpenter en très haute considération. C'est vrai qu'il faudrait vraiment ne pas savoir lire pour ne pas s'en rendre compte.

                                                                         
 Signé: RongeMaille

14/03/2016

JULIETTE de Camille Jourdy

Qu'on se le dise au fond des chaumières : j'avais adoré Rosalie Blum de Camille Jourdy
C'est donc tout naturellement que je me suis procurée Juliette, et ce dés sa parution (très récente).

Juliette arrive dans une gare en province. Juliette ne va pas bien, cela se voit tout de suite. Pour arranger ses affaires et son moral, son père qui devait venir la chercher à ladite gare, l'a oublié.
Juliette vit à Paris, et ce retour en terres natales et provinciales est censé l'aider à se poser, faire le point, pour au bout de la parenthèse aller mieux.
Elle est un personnage, plutôt mou, hypocondriaque, et elle va sous le trait génial de l'auteur, se transformer en loupe, grossissant son entourage et elle-même jusqu'à évidemment trouver un peu de sens à tout cela, trouver un peu de lumière.

Et hop tout ce petit monde va passer sous la loupe Juliette. Du divorce il reste le père qui a « cessé de vivre », arrêt sur image, chez lui, taiseux, insomniaque. La mère aux antipodes, qui -infatigable- retourne ciel et terre pour se sentir en vie. Et puis à quelques rues de là, la sœur, l'aînée, mariée deux enfants, un métier qu'elle n'aime pas, et un amant (qui travaille dans un magasin de costumes et farces et attrapes, cela a son importance, croyez-moi sur parole !), la grand mère atteinte de la maladie d'Alzheimer. Et là, crions famille ;-) comme dans le célèbre jeux de cartes.

Juliette dans cette « prison » que peut s'avérer être la famille, tant elle fige chacun dans un rôle, tant elle cantonne tout le monde, sans autre forme de procès, cherche une réponse. Une réponse à ses différents maux.
Et au milieu de ce joyeux foutoir, elle va rencontrer un homme. Pilier du pmu, mais doux comme on en fait plus. Ensemble ils vont avancer un peu et fabriquer de la poésie beaucoup.

La grande force de Camille Jourdy est la justesse. Cette scène de repas de famille d'anthologie ne peut – je crois- que résonner en chacun d'entre nous.
Les couleurs sont magnifiques, l'album dense et je me suis attachée à tous les personnages.
Car tout est là, évidemment, ils le sont tous attachants !

Un roman graphique particulièrement réussi sur la famille et ses secrets, le mal-être, le couple, la sexualité aussi. Bref : une réussite totale.





Signé : Range le sas

13/03/2016

DANS LES EAUX DU LAC INTERDIT de Hamid Ismaïlov

En préambule, cette note: "entre 1949 et 1989, au Polygone nucléaire de Semipalatinsk, il fut réalisé un total de 468 explosions nucléaires, dont 125 explosions atmosphériques et 343 explosions souterraines. La puissance totale des appareils nucléaires testés dans l'atmosphère et sous la terre au Polygone (dans une région peuplée) dépassait par un facteur de 2 500 la puissance de la bombe lâchée sur Hiroshima par les Américains en 1945". 
Jamais, avant de lire dans les eaux du lac interdit, je n’avais imaginé qu’il était possible de vivre, de naître et de grandir en plein cœur d'une zone d'essais nucléaires. Je pense souvent aux drames et aux horreurs de « l’après-catastrophe nucléaire », l’après-Hiroshima, l’après-Tchernobyl, l’après-Fukushima, en me disant qu’elles sont soit le fruit d’accidents tragiques, soit de décisions prises en temps de guerre et que l’on souhaite ne jamais voir se reproduire. Et pourtant… Ce fameux site du Polygone de Semipalatinsk, au Kazakhstan, n’a été officiellement fermé qu’en 1991 et on estime à plus de 200000 les personnes contaminées. Cancers et maladies graves, malformations, handicaps lourds, taux de suicide extrêmement élevé, tel est le terrible héritage des "oubliés de l'atome". De ce pan de l’Histoire, la grande, la vraie, la cruelle, dont on se demande combien de générations devront encore payer le prix, l’auteur ouzbek Hamid Ismaïlov, découvert avec le très beau contes du chemin de fer, publié chez Sabine Wespieser, tire un roman aussi sombre que poétique.

Lors d'un voyage sans fin à travers les steppes kazakhes, le train s'arrête. Monte un jeune garçon qui vend des boulettes de lait caillé, accompagné de son violon. Lorsqu'il se met à jouer du Brahms, le narrateur et les passagers sont bouleversés. Comment un enfant aussi jeune peut-il être un tel virtuose ? Le narrateur découvre alors que celui qu’il a pris pour un enfant a en réalité vingt-sept ans. Et l'on comprend aussitôt qu'il est né dans la fameuse zone citée en préambule et en paye le prix... Yerzhan, c'est son nom, s’installe aux côtés du voyageur et lui conte son histoire. Son enfance paisible dans un hameau composé de deux maisons, situées au bord d'une voie ferrée, dans le paysage poétique et féroce des steppes.

Une enfance sans père mais insouciante et heureuse aux côtés d'une famille aimante et de la douce Aisulu, la fille des voisins, son amie et confidente. Le petit développe très tôt des dons exceptionnels, notamment pour la musique : la dombra d'abord, instrument traditionnel dont joue son grand-père, puis le violon, qu'il apprendra grâce à un étrange et surprenant Bulgare, qui fut autrefois un éminent professeur de musique.
En grandissant, Yerzhan commence à avoir des rêves, comme tout un chacun: celui d'être un jour un grand violoniste, car il en a l'étoffe ; celui de rester auprès de Aisulu, qu'il aime de toute son âme depuis toujours. Celui de grandir, de devenir un homme, d’avoir une vie à soi. Des rêves simples et à sa portée, croit-il. Hélas… Au milieu des plaines sauvages, traversées par quelques trains et où paissent les troupeaux, se trouve ce qu'on appelle « la Zone »...
Un no man’s land interdit d’accès, une terre étrange qui semble tout droit sortie de la quatrième dimension, d’où montent régulièrement des bruits effrayants et des fumées aussi noires que la nuit. Il s’agit là de la zone dans laquelle la Russie effectue ses essais nucléaires, comptant bien rattraper son retard en la matière sur les Etats-Unis. Qu'importe les dommages collatéraux, la folie des hommes ne s’arrête jamais à la vie de quelques-uns. Les frappes, imprévisibles, font régulièrement trembler les murs et obligent les habitants à rester cloîtrés chez eux, les maintenant dans une angoisse permanente avec laquelle il faut apprendre à vivre. Malgré les craintes et mises en garde de leurs aînés, le père de Aisulu et l'oncle de Yerzhan travaillent sur le site et semblent totalement inconscients des dangers que représentent de tels essais. Il est formellement interdit à quiconque de s'approcher sans autorisation de ladite zone et de se baigner dans le lac aux eaux d'une étrange couleur turquoise...
Voici donc l’histoire insensée et attachante de ce petit prince kazakhe aux rêves brisés, qui ne va pas sans rappeler Oscar Matzerath, le héros du magnifique Tambour de Günter Grass. Mêlant habilement folklore, légendes et Histoire, ce texte bref, construit en trois parties, est un enchantement. Et s'il ne possède pas ce grand souffle épique, ce lyrisme et ce pathos que l'on trouve souvent chez les auteurs des pays slaves, la prose brute, poétique et lumineuse de l'auteur n'en pas moins parfaitement maîtrisée. Peut-être parce qu'il n'y a parfois pas de mots pour dire l'indicible, ou que rajouter de l'horreur à l'horreur est inutile, Ismaïlov choisit d’évoquer ce sujet grave et lourd à la manière d’un conte, avec une douceur qui, loin d’atténuer cette vérité historique choquante et brutale, la sublime. Ses personnages, truculents et parfaitement incarnés, sont tous extrêmement attachants, ses descriptions de paysages, somptueuses. Avec un mélange savamment dosé d'humour, de tendresse, de secrets et de révélations étonnantes, l'auteur déroule les fils d'une histoire bouleversante, parabole envoûtante et glaçante sur la folie destructrice des hommes. Et du lac interdit, aux eaux empoisonnées d'un bleu irréel, émane en fin de compte une beauté aussi inattendue qu'envoûtante, à laquelle nul ne saurait résister...


Signé : Moneypenny 

VACANCES SURPRISES de Marc Bernard

Marc Bernard n'a jamais été le grand winner des Lettres Françaises. A l'instar d' Emmanuel Bove, Henri Calet, André Hardellet et quelques autres, son nom figure pourtant en bonne place parmi les écrivains préférés d'amateurs éclairés mais la gloire, cette divine farceuse, lui aura même adressé ce pied-de-nez en lui faisant décrocher le Goncourt... en 1942. Il faut croire que les gens avaient alors la tête à autre chose, car cela ne lui apporta ni la félicité, ni la prospérité.

Les éditions Finitude continuent un travail de réédition dont ces Vacances surprises est le troisième volume (vous pouvez encore en trouver d'autres dans la collection L'Imaginaire, chez Gallimard mais les bouquins de Finitude sont plus jolis), recueil de textes courts qui prennent pour prétextes quelques souvenirs de vacances en Espagne et au Portugal que l'auteur prit avec sa femme adorée, Else. Marc Bernard écrivait comme on n'écrit plus (ou presque) : avec un soin infini porté aux mots, un sens du raccourci et une ironie toute douce qu'il s'administrait à lui-même, en premier lieu. Ce voyage n'est d'ailleurs tout simplement pas au cœur de l'ouvrage... Très vite, ses souvenirs se carapatent à Paris, dans son petit-chez-lui douillet où l'auteur aimait par-dessus tout traînasser en compagnie de ses livres, de ses draps douillets, et de sa Else adorée.

Le cœur du livre, c'est elle, cette belle juive autrichienne qui avait laissé là-bas, et pour toujours, sa famille toute entière, et dont la joie de vivre et le caractère bien trempé enchantaient l'écrivain plus que tout au monde. Il raconte les paysages, les gens rencontrés, dresse les portraits affectueux des locataires de son immeuble aux prises avec les mirages de l'accession à la copropriété, s'invective un peu de ne pas assez travailler, et puis se recouche, heureux. Regrette le manque d'argent mais ne s'en fait pas trop non plus.

 Et comme je sens que vous ne me prenez pas trop au sérieux, je vous donne ici, en guise d'amuse-gueule, cette scène de plage:

 Il y a aussi la grosse dame qui, d'une allure décidée, s'avance en balançant les bras comme si elle allait lutter avec les vagues. On la suit des yeux en souriant. Mais, miracle ! Dès qu'elle est dans l'eau elle se transforme en naïade ; d'une nage souple, rapide, puissante, gracieuse, elle gagne le large en laissant loin derrière elle les garçons essoufflés. C'est sa revanche sur la pesanteur. … 

Cette revanche sur la pesanteur a des arrière-goûts de grand style, un petit je-ne-sais-quoi qui fleure bon le Jules Renard, vous ne trouvez pas ?... Un grand écrivain, je vous dis !


 Signé: RongeMaille