29/06/2016

SOUS TERRE de Rodolfo Fogwill

Ce que nous savons de Rodolfo Fogwill (1941-2010) tient en une mince notule chipée sur Wikipedia et qui nous apprendra que cet écrivain argentin, célébré chez lui comme un des plus grands, fut sociologue de formation avant de se lancer dans une carrière littéraire « sur un malentendu » prétendait-il. Sous terre date de 1983, c'est un livre-culte là-bas et pour cause, il est le livre le plus frappant jamais écrit sur ce conflit lapidaire mais terrible que fut la guerre des Malouines. L'histoire aura retenu que l'armée argentine se sera prise à l'occasion une déculottée mémorable et qu'elle fit plus de 900 morts dont deux bons tiers dans leurs propres rangs. Mais qui aura dit la violence de ce conflit, après la victoire des Britanniques, les grands discours et l'arrogance et la cruauté des vainqueurs ?

Sous terre se déroule lors des derniers jours du conflit, alors que la partie semblait pliée (et de loin). On y suit la (sur-)vie d'un groupe de soldats qui se sont tapis dans les entrailles de l'île, dans des grottes glaciales et humides . Déserteurs, sous-officiers en ruptures de ban, troufions rendus mabouls par le vacarme des bombes qui s'abattent au-dessus de leurs têtes sans répit depuis des semaines et des semaines (le conflit, rappelons-le, aura duré deux mois et demie). Ils se sont donnés des surnoms, (le Turc, les Rois-Mages, l'Ingénieur...), passent leur temps se raconter des histoires et en inventer de belles sur ces salauds d'anglais : ils baiseraient leurs prisonniers à la chaîne, les balanceraient vivants d'avions en plein vol. Ils s'appellent eux-mêmes les tatous, ces animaux peureux qui s'enfoncent dans la glaise pour ne plus laisser voir que leurs carapaces, et qu'on attrape par la queue avant de les bouffer. Le tatou a la même politique que l'autruche, a ceci prêt qu'en plus de ne vouloir rien voir, il prie de toute son âme pour disparaître complètement.

Scènes de guerre, folies des officiers, incompétence des gradés, désastre humain, trouille bleue, humiliations, perversion des uns et lâcheté des autres. Qui parle aujourd'hui de guerre moderne (puisqu'il paraîtrait que celle-ci en fut une) pourra toujours se plonger dans ses pages et en remonter avec cette certitude que la chienlit militaire est la même depuis les vieilles ganaches incompétentes de la Grande Guerre, et le sadisme technologique des puissantes armées aussi aveugle que celui d'anciennes troupes d'occupation.

On reste saisi par l'écriture de Fogwill (Enrique Vila-Matas place ce roman très haut dans son panthéon personnel), comme embourbée elle aussi dans la boue, saisie par le froid, ne sachant trop s'il faut rire ou pleurer de cette guerre menée sur une île au climat hostile, et peuplée de moutons, d'otaries et de pingouins. La tragédie d'une guerre ridicule qui rappelle les farces antimilitaristes acides d'auteurs italiens de l'après-guerre, provoquant un genre de rictus sarcastique qui, très vite, s'efface dans un ultime et horrible gargouillis.

Signé: RongeMaille 

25/06/2016

LE PETIT MONDE DE LIZ de Liz Climo

Craquez pour la douceur loufoque du Petit monde de Liz.
Voici 2 petites BD qui font du bien. Elles sont pleines de poésie, de douceur et... d'animaux entre le naïf et l'absurde. Des vrais petits bonheurs. Elles m'ont beaucoup fait penser à la série pour enfants Grignotin et Mentalo de Delphine Bournay, de drôles de saynètes du quotidien jouées par des animaux super mignons et un peu (complètement) fous ! En plus ce qui est vraiment cool c'est que l'auteure met en scène des animaux presque jamais représentés : panda roux, koala, lézard à collerette, tapir, paresseux, narval (la fantastique licorne de mer) et j'en passe, la grande classe !
Entrez sans crainte dans l'univers de Liz Climo, tout le monde est gentil, les lapins et les ours sont amis idem pour les serpents et les souris (quel beau message de tolérance au passage...). Des dessins simples mais efficaces. Cette jeune américaine n'en est pas à son coup d'essai puisqu'elle travaille sur les storyboard des mythiques Simpson. Mais c'est grâce à son blog, très apprécié, où elle poste ses strips animaliers qu'elle a été repérée. Une véritable révélation ! D'ailleurs vous trouverez sur son blog des cases qui n'ont pas (encore ?!) été publiées. Elle a également publié des livres pour enfants avec les deux supers dino (père et fils) du premier tome.
(celui-ci c'est mon préféré !)
De véritables petites sucreries pour les adultes ayant gardé leur âme d'enfant.


Et parce qu'on ne se lasse pas et qu'on en veut bien tous les jours :

Signé :

24/06/2016

BULL MOUNTAIN de Brian Panowich

Bull Moutain, Géorgie du Nord. La Prohibition est abrogée. Les Burroughs, clan de hors-la-loi bouilleurs de cru, prospèrent. De cette montagne, leur repère, leur royaume, ils ont approvisionné tout l'Etat et dominent le comté de Mc Falls.

Désormais, il va falloir penser à se reconvertir, mais là dessus, les deux frères Burroughs sont loin d'être d'accord. Se ranger ou se diversifier. Pour Cooper, se ranger n'est pas une option, alors quand il apprend que son frère Rye a essayé de le doubler en vendant leurs terres, il n'a pas le choix, il doit s'en séparer. Il a beau être son frère, seul le clan compte. Une partie de chasse, un coup de feu, quelques coup de pelles et les affaires reprennent. La marijuana remplacera l'alcool, puis viendra le tour de la crystal meth. Point de vue business, c'est simple et juteux. Mais les remords aussi s'en mêlent. Le poids de la trahison, du fratricide, détruit peu à peu la vie de Cooper. Le vers est dans la pomme. Le péché originel qui dégradera toute la lignée. Reste la possibilité de fuir le clan, mais les conséquences sont désormais connues.

Clayton, troisième génération de ces Burroughs, l'apprendra à ses dépends. La vie qu'il s'est choisie : redescendre de Bull Mountain pour être shérif. Inutile de dire que cela suscite l'inimitié de ses frères et de son père. Désormais, il sera considéré membre du camp ennemi, un de plus. Compte tenus des ravages provoqués par la meth, de la violence des membres du clan et les concurrents sur le marché de la drogue, nombreux sont ceux qui voudraient voir la fin du clan. Les fédéraux sont de ceux-là.

Lorsque l'un d'entre eux, l'agent Holly, débarque dans le bureau de Clayton en expliquant être en mesure de démanteler tout ce réseau, Halford Burroughs en premier lieu, les liens du sang reprennent le dessus. Mais l'avertissement qu'il donnera à son frère restera lettre morte. Pire, il accentuera sa haine. Cet âne bâté ne veut rien savoir. Pendant ce temps l'agent Holly, lui, mène sa barque, se meut intelligemment. Quel qu'en soit les moyens, le clan Burroughs s'effondrera sous les coups qu'il lui portera. Il y est bien déterminé. Trop peut-être. Tellement que ses motivations finissent par intriguer.


 Brian Panowich signe là un premier roman talentueux. De ceux que l'on aimerait lire plus souvent. S'enliser dans un univers de durs à cuire où nulle morale ni lumière ne pénètre, dans un roman sauvage à l'image de ses personnages, ici ceux du clan Burroughs, ces bouseux sans foi-ni-loi, absolument indécrottables. Se confronter à des hommes de lois aux motivations douteuses qui viennent bousculer ce petit monde et en même temps nos certitudes de lecteurs. Se faire berner par l'intrigue parfaitement ficelée.

Incontestablement une des pépites de l'année 2016.

         



   Signé: Serge A. Storms                                                

22/06/2016

SWEETGIRL de Travis Mulhauser

Avec leur manière inimitable de nous resservir leurs meilleurs recettes dans des plats différents, les Américains sont décidément les plus forts. Si le premier roman de Travis Mulhauser ne révolutionne en rien le roman white trash dévolu aux grands espaces (ici un trou paumé au cœur des forêts du Wyoming en plein hiver) et aux pauvres hères qui tentent d'y survivre malgré l'adversité, les conditions climatiques épouvantables, et la bêtise crasse de leurs contemporains, il se dévore à une telle vitesse et avec un tel plaisir qu'on se jurerait, en toute mauvaise foi, n'avoir jamais lu ça auparavant. 

En un chapitre, Mulhauser vous précipite dans un trame tendue de partout. Percy, 16 ans, jeune fille débrouillarde à qui on ne la fait pas, en a assez de poireauter dans son mobile-home et part à la recherche de sa junky de maternelle (tiens, tiens: Un hiver de glace de Woodrell), certainement fourrée avec son imbécile de dealer, à quelques kilomètres de congères de là. Pas de pot, la mère indigne ne s'y trouve pas, mais son dealer, si: dans le coltar en compagnie d'une nana non identifiée raide défoncée sur la moquette du salon, elle aussi. A l'étage, Percy découvre, interloquée, un bout de chou de 6 mois à peine en pleine séance d'égosillage, des rafales de neige recouvrant son berceau, fenêtre grande ouverte au-dessus d'elle. 

Et c'est parti mon kiki pour 350 pages de page-turner intensif qu'on conseillera autant aux amateurs de roman d'aventure qu'à ceux qui voudraient frissonner un peu cet été sur les plages, en se prenant des bourrasques de neige dans la figure, en se gelant les orteils dans des chaussettes mouillées, en cherchant à y voir à trois mètres dans la tempête et le blizzard, en dérapant sur les plaques de verglas (tiens, tiens, Le signal de Ron Carlson). Car la tempête se lève, les communications téléphoniques sont coupées, les 4x4 bloqués ou en panne, et lorsque cet imbécile de Shelton se réveille (le dealer de maman), c'est pour découvrir un berceau vide, et s'imaginer des tas de trucs complètement à côté de la plaque. 

Il va donc rameuter la cavalerie, deux malfrats pas plus futes-futes que lui qui, en moto-neige et quelques pétards dans le nez, vont partir à la recherche de ces épouvantables ravisseurs de bébé. On sait gré à Travis Mulhauser de ne pas y aller trop fort dans le sordide et lorsque les situations s'apprêtent à glisser vers le brutal, trouver des dénouements rapides plus pathétiques qu'autres choses à ces situations sans issue. 

Sweetgirl se lit d'une traite mais laisse des traces: les cris de la petite Angela (c'était écrit sur son berceau), l'opiniâtreté bourrue de Portis, ex-compagnon de la mère de Percy (le seul potable qu'elle ait jamais eu sans doute, mais qu'elle a jeté comme les autres), ses coups de gueule imbibés, sa mauvaise foi attendrissante, tout comme la prise de conscience soudaine, et fatale, de ce crétin de Shelton. Résultat des courses: quelques morts, des sensations fortes, des doigts de pied sauvés in extremis et un bon rhume. 

 On aura trouvé ça un peu rapide au final, mais quelle efficacité, quel sens du rythme...

Signé: RongeMaille 

10/06/2016

GRAND CIRQUE DEGLINGUE de Marco Lodoli

Sur les murs, cette inscription:
« Combien de tours peut faire une boule tirée à moitié de sa puissance par un handicapé ? »

Ils sont trois, ils sont jeunes, ils sont un peu naïfs, un peu fous, de cette folie post-adolescente qui se croit tout permis et se pose comme ultime rempart face à la bêtise et au conformisme ambiant. Maladie de leur jeunesses, les trois doux-dingues complotent à kidnapper les petits Jésus dans les crèches de Noël des églises, se battent avec les prêtres dans des pugilats ridicules devant les enfants ébahis, et se prennent des gamelles. Ils se proclament « anarchorêveurs » mais au fond, rêvent peu, ne croient pas en grand chose et traînent un ennui mortel.

L'un est professeur d'italien intérimaire dans une école privée pour sales mômes friqués qui n'en ont rien à faire, eux non plus. L'autre est homme de ménage dans ce même établissement, le troisième continue ses études. Ils s'appellent Ruggero, Rocco et Mariano et entre eux, au milieu d'eux, dans le coeur de chacun d'entre eux, il y a Sara, qui est partie.

Sara n'est plus là et non seulement elle leur manque mais le sentiment le plus vivace qui semble les étreindre encore, et les étouffer lentement, c'est surtout qu'elle les a abandonnés là, dans ce lieu intermédiaire et douloureux entre adolescence et âge adulte dont ils n'arrivent pas à s'extirper. Elle s'en est allé, et eux sont toujours là.

Alors que font-ils ? Ils essaient de trouver un sens à tout ça, et s'en sortent. Mieux en tout cas que le père de Mariano, ivrogne à la dérive qui passe ses journées à regarder la même bande vidéo sur laquelle il peut admirer, encore et encore, sa fille disparue. Parfois ils frôlent le ridicule, comme cette fois où ils sont à deux doigts de faire exploser le portail de leur lycée avec une bombe artisanale fournie par un nervis fasciste. 

Activistes du dérisoire, ils parviennent à une certaine forme de sublime lorsqu'ils se rendent en claudiquante compagnie dans un village des environs de Rome pour une unique représentation, gratuite et en plein-air, de leur Grand Cirque Déglingue parsemé de numéros navrants et navrés. On y soliloque façon dada, un chien cul-de-jatte y donne la patte en hurlant à fendre l'âme, un handicapé en fauteuil essaie de faire tenir des feuilles de papier sur son nez, bien qu'il vente. Un genre de performance qui doit tout à l'amateurisme et à l'improvisation, qui ne tiendra qu'à peine dix minutes et s'achèvera sous une pluie battante.

On avait découvert Marco Lodoli il y a trois ans avec Les promesses, triptyque romanesque époustouflant qui composait sur les thèmes de l'oubli, de la perte, de l'imminence de la mort et des regrets, une partition haut de gamme. On avait surtout été bluffé par l'élégance de son style, à la fois calme et doux, mais sans cesse irrigué par des trouées intrigantes vers le fantastique, qui ouvrait le champ des interprétations possibles vers un ailleurs infini.

Ecrit bien des années auparavant, Grand Cirque Déglingue porte déjà en germe ce talent inimitable et bien qu'on y rigole souvent, porté par l'arrogance juvénile de ces vittelloni et de leurs frasques ridicules, une ombre plane sur cette fable potache, jusqu'à la révélation finale. Même si on pressentait quelque chose d'autre: Ruggero, Rocco et Mariano avaient tendance à sa confondre sous nos yeux, et Sara était une absente dont la place était trop importante...

Sur les murs de ce lycée livré aux cancres et aux professeurs nihilistes, une main a donc écrit au feutre un jour cette question qui ne s'est jamais effacée:
« Combien de tours peut faire une boule tirée à moitié de sa puissance par un handicapé ? »

C'est une question à laquelle on peut répondre sans complexe, pour peu qu'on ait de l'imagination.
Un des maigres avantages de la littérature sur la raison.

Allez hop, vous avez trois heures. 

Signé: RongeMaille

05/06/2016

CE QU'ILS N'ONT PAS PU NOUS PRENDRE et LE SEL DE NOS LARMES de Ruta Sepetys

Avant de commencer, vous pouvez déjà sortir les mouchoirs, ça va pleurer dans les chaumières ! Je vais vous présenter deux GROSSES claques, des romans pour ados à mettre en toutes les mains.

L'auteure, Ruta Sepetys, explique magnifiquement pourquoi elle écrit des romans historiques : "Si les romans historiques éveillent votre intérêt, allez à la recherche des faits, des souvenirs, des témoignages personnels, engrangez tous les matériaux disponibles. C'est sur cette base que repose la fiction historique. Une fois les survivants disparus, il ne faut pas laisser la vérité disparaître avec eux. S'il vous plaît, donnez-leur une voix" BIM ! Pour chacun de ses livres elle fait énormément de recherches, elle va à la rencontre des rescapés, des acteurs de l'Histoire. Ce qui permet de rendre plus réaliste ses fictions historiques et les sentiments de chaque personnage, nous touchant ainsi en plein cœur.

Pour son premier roman Ce qu'ils n'ont pas pu nous prendre elle s'inspire de l'histoire de son père, réfugié lituanien, menacé de mort par Staline, qui a été enfermé pendant huit ans dans un goulag. Elle met en scène Lina, une lituanienne de 15 ans dont la famille est brusquement déportée dans un goulag en Sibérie. Elle intercale habilement les moments heureux dans une famille aimante d'artistes et d'intellectuels et les moments extrêmement durs dans le camp de travail. Le froid, la faim, la fatigue, la cruauté, le manque d'intimité ne pourront jamais prendre le dessus sur la solidarité, le courage, l'amour et l'amitié qui permettent de survivre aux pires situations. Lina a un don fantastique pour le dessin qui lui permet de s'évader de son dur quotidien, mais aussi son journal dans lequel elle consigne sa vie et surtout laisse une trace de ce qu'il se passe.
"Ce témoignage a été écrit pour laisser une trace ineffaçable et tenter l'impossible : parler dans un monde où nos voix ont été éteintes. [...]J'espère de tout mon cœur que les pages ici cachées feront jaillir de votre âme la source de compassion la plus profonde. J'espère aussi qu'elles vous inciteront à faire quelque chose, à en parler à quelqu'un. C'est le seul moyen de nous assurer que les hommes ne permettront pas au mal de se reproduire sous cette forme."
Ce n'est normalement pas le genre de livre que je lis et je suis totalement nulle en histoire et c'est un sujet qui m'intéresse très moyennement (je n'aime pas vraiment ça, j'ai l'impression de retourner au collège). Et pourtant ce livre m'a vraiment plu et retournée (pourtant je suis plutôt du genre insensible, je n’ai même pas pleuré devant Bambi!), finalement il semblerait que l'histoire m'intéresse bien plus que ce que je pensais. Ce livre aborde un sujet dont on parle peu. On parle beaucoup des déportations de Juifs ou de l'extermination de Tziganes mais on aborde peu les lituaniens, les tchétchènes, les bulgares et toutes les autres déportations qui ont eu lieu, Tous les intellectuels ou les gens qui ne pensaient pas comme Staline finissaient aux goulags. Les livres d'histoire font parfois l'impasse sur toutes ces disparitions, moi j'étais aussi passée à côté et comme l'auteure le souhaite ce livre m'a ouvert les yeux et je n'ai de cesse d'en parler à tout le monde ! 
Ce livre a été moult fois primé et Ruta Sepetys a même reçu la croix du chevalier de l'ordre des mains du président lituanien. Et vous, vous ne l'avez toujours pas lu... Il a également été adapté en film.

Ensuite Le sel de nos larmes, son troisième roman, (entre temps elle a écrit Big Easy sur la Nouvelle Orléans des années 50 mais j'ai été bien moins touchée donc je n'en parlerai pas) elle s'inspire cette fois de l'histoire de la cousine de son père qui a échappé au naufrage du Wilhelm Gustloff et de ses cousins qui y ont péri. D'ailleurs qui a entendu parler du naufrage de cet immense paquebot ? Pas grand monde, hein! Et pourtant : six fois plus de victimes que le Titanic, que des civils, on peut encore voir les grosses lettres gothiques de son nom sous la surface de l'eau.  "Chaque nation a soigneusement dissimulé des pans de son histoire, il est d’innombrables histoires qui seraient perdues à jamais si ne les avaient gardés ceux qui les ont vécues." Ce roman est le fruit de plus de trois ans d'enquête.
Cette histoire est racontée par quatre adolescents (ou très jeunes adultes) qui fuient les russes et se cachent des allemands, enfin essaient de survivre aux tirs croisés des deux géants. Leur but ultime et de prendre un bateau pour fuir la guerre, le froid, la misère, la mort et tenter de se reconstruire loin de tout ça. Chacun transporte dans ses bagages : de lourds secrets, des armes, des souvenirs, beaucoup de culpabilité, une tristesse que les jeunes âmes ne devraient pas connaître et du courage, beaucoup de courage. Ils sont imparfaits, humains et tellement attachants (sauf un que j'aurais bien noyé dès le début), les sentiments sont si justes, ils nous bouleversent et nous transpercent. L'horreur de ce pan d'histoire où l'on peut voir tout ce que l'humanité a de pire nous glace tandis, qu'une fois de plus, l'élan de solidarité et d'amour qui naît même dans les heures les plus sombres nous réchauffe et nous laisse entrevoir un infime espoir.
Une chose est sûre je vais garder longtemps, dans ma gorge serrée, le goût du sel de nos larmes.

Je parle de ces livres dans Les sales mômes sur Divergence FM pour écouter c'est par ici => 💕


Signé : 

03/06/2016

LA TRACE de Forrest Gander

C'est un livre qui s'ouvre sur un jeune homme effrayé qui se tapit sous un évier en espérant qu'on ne l'y trouvera pas. Et puis le livre semble s'en aller ailleurs, plus précisément sur les traces d'un couple d'Américains, deux intellectuels que la disparition de leur fils a fini par miner, petit à petit. Très vite, on comprendra avant eux ce qui lui est arrivé, et sans doute qu'eux-mêmes ne le découvriront jamais. Seulement peut-on s'imaginer en refermant La trace, au terme de ce road-movie poisseux, que Hoa et Dale auront eu cette prémonition de l'horreur de ce qui est arrivé à leur Declan adoré, puisque eux-mêmes seront passé tout à côté.

L'horreur, c'est ce chapitre intitulé Musique du désert, sommet de brutalité et de cruauté sans nom qu'on déconseillera aux âmes sensibles, et qui nous projette de plein fouet dans cette zone de la frontière mexicaine qui reste une des plus dangereuses du monde. Le temps de quelques pages fulgurantes, Forrest Gander nous rappelle au bon souvenir d'un certain Boston Teran, soleil obscur du roman noir contemporain qui, le temps de deux romans terribles, Méfiez-vous des morts et Satan dans le désert, avait porté le genre à des sommets de sauvagerie hypnotique jamais relue depuis.

Mais ce roman-là ne s'intéresse pas aux contrées mille fois arpentées du genre, il se permet même d'aborder le road-movie selon un angle des plus inattendu. Car non, Dale et Hoa ne savent pas où se trouve leur fils. Sa disparition date depuis très longtemps, et les raisons de son départ du cocon familial comme de la nature profonde de la brouille avec sa mère, qui en a peut-être été la cause, sont des pistes qui sont à peine ébauchées, ici et là. Un travail tout en délicatesse sur l'intangibilité des sentiments que l'écriture poétique de Gander transcende, littéralement. 

Mieux encore, on ne saura jamais si Hoa et Dale savent que leur fils a erré longtemps avant eux dans les mêmes patelins déserts qu'ils traversent sans sortir de leur voiture , les mêmes cantinas accablées de chaleur dans lesquelles ils font halte, les mêmes places de village à la tombée du soir que les gamins peuvent enfin envahir pour aller jouer au foot. Moment terrible où ils regardent sans comprendre des policiers municipaux charger des sacs en plastique sur la plate-forme d'un pick-up.

Hoa et Dale sont partis sur les traces d'Ambrose Bierce, l'écrivain mythique du Dictionnaire du diable, qui à plus de 70 ans était allé rejoindre l'armée de Pancho Villa, au début du siècle dernier, et n'en était jamais revenu. Leur périple s'est donné comme prétexte cette quête habitée par la mort et le mystère. Il s'agit pour eux d'une sorte de pélerinage sur les lieux où Bierce est censé avoir été tué, ou arrêté, ou enterré, et dans le cœur de ces deux parents éplorés, mais qui s'acharnent à faire bonne figure, sommeille l'image de leur fils.
Afin d'éprouver leur cœur meurtri, Hoa et Dale devront passer par des instants où l'ébauche de leur propre mort, le ressenti de mille souffrances les feront, peut-être et enfin, passer à autre chose. Mais l'écriture de Forrest Gander n'est pas là pour nous parler d'épreuve, de quête métaphysique, de parcours initiatique ou de quoi que ce soit de ce genre.

La disparition ou la mort sont des précipices insondables qui sont là pour éprouver notre chagrin et nos peurs. Hoa et Dale s'en seront approché de si près qu'ils n'y ont trouvé rien d'autre qu'eux-mêmes, ensanglantés, hagards, salis, mais vivants.

Mesdames et messieurs: masterpiece !

Signé: RongeMaille