30/08/2017

JUSQU’À LA BÊTE de Timothée Demeillers

ABATTOIR BLUES

Alors que le monde s'esbaudit quand Brigitte Macron est désignée marraine d'un bébé koala né au zoo de Machinchouette et que le couillon de base applaudit des deux pieds aux prouesses d'un émirat du Golfe  qui vient de débaucher un joueur de foutebole pour des centaines de milliers d'euros, que des chroniqueurs de presse libérale s'emballent en faveur de la révision du code du travail, de la fin des 35 heures, du repos dominical et, pourquoi pas, de passer aux quatre semaines de congés annuels (ce qui est encore bien généreux), qu'on peut très bien se remplir les poches dans la foulée d'un plan social concocté par ses soins et demander des efforts aux smicards, tout comme on peut se permettre de coller des peines de prison à des personnes qui veulent sauver des vies, la littérature se pose cette question, parfois, mais c'est assez rare: et que devient le monde ouvrier dans tout ça?
Pour beaucoup, il appartient aux étagères de nos bibliothèques empoussiérées..."C'est du Zola", et puis voilà... Pour beaucoup, c'est un monde qui n'existe plus (et c'est pourquoi les syndicats, par exemple, ne représentent plus qu'eux-mêmes, et leurs petits intérêts). On parle d'employés de commerce, de travailleurs saisonniers, d'intérimaires, de monde paysan aussi parfois (mais aux yeux de la plupart c'est là qu'on trouve de bons partis, des célibataires rigolos, un peu lourds qui possèdent de bien belles maisons et puis quels jolis paysages!), de chômeurs (qui profitent du système), et l'ouvrier a été relégué dans cette ornière à l'abri du regard des autres qui n'a plus droit de cité. Car qui parle de monde ouvrier parle de souffrance au travail, de répétition, de pénibilité et ça, on l'a encore vu il n'y a pas si longtemps, ça ne peut pas exister (et puis c'est trop compliqué à évaluer).

Erwan travaille dans un abattoir près d'Angers. Un travail à la chaîne qui en vaut bien un autre dans un premier temps, mais en fait non: assommer les boeufs à la chaîne, les accrocher, les dépecer, les débiter, rincer tout ce sang à grande eau, faire glisser toute cette barbaque sur des tapis roulants, on ne s'y fait jamais vraiment. Et Erwan fait ça depuis longtemps... Dans Jusqu'à la bête, Timothée Demeillers fait plus que nous raconter le quotidien terrible du travail d'usine, surtout s'il s'accompagne de mise à mort. Le problème de la souffrance animale, par exemple, n'est pas le sujet de son roman. Il s'agit ci de souffrance humaine, ce dont personne n'a envie de parler. Il nous raconte la destruction d'un être humain par l'indifférence et le mépris.

Le quotidien d'Erwan est morne, ennuyeux. C'est un homme peu sûr de lui et qui au fond se déteste beaucoup. C'est un homme qui ne se reconnait aucune qualité. En cela, son entourage le confortera sans cesse dans cette idée. Et autour de lui, un véritable désert affectif: une famille soudée qui n'en est pas vraiment une, et aimante non plus. Des rapports avec les femmes qui se sont fait de manière... tardive, et décevante. Et au coeur de l'usine, dans le ventre de la bête, une absence totale d'entraide, de reconnaissance. De sa direction, cela va de soi, mais de ses collègues non plus, rien du tout... Juste des blagues salaces, sans cesse répétées, des histoires faites de racisme, de machisme et de fiel mariné dans la bêtise crasse. Il n'y a plus de monde ouvrier, il n'y a plus que des ouvriers. Qui doivent fournir leur travail pour ce qu'on leur donne, mais plus l'inverse.

De cette misère affective, de ce grand vide qui ne dit pas son nom, le roman tire sans aucun doute ses meilleurs passages. Et c'est sans aucun mal qu'on finira par admettre que ce qui finit pas advenir est de l'ordre du logique. Soit on plie, soit on casse.

Dans la description des gestes, Timothée Demeillers est très fort. Au plus intense des questionnements de son triste héros disparu au fond de lui-même, l'auteur insiste sur les bruits de la chaîne, qui deviennent ceux d'un cerveau qui tourne à vide: Clac - Clac - Clac. Les pensées néfastes d'Erwan finissent par lui passer sous les yeux comme ces morceaux de viande qu'il dépiaute, depuis des années. On se croirait parfois dans la rythmique folle et hypnotique de la prose de David Peace, cet autre grand écrivain de l'aliénation et de la folie de masse, qui lui aussi a su parler de la destruction du prolétariat sous Thatcher.

Et le livre s'achève avec cette assurance, cette clairvoyance terrible que le sort d'Erwan, tout comme celui du reste du monde ouvrier, n'intéresse plus personne. Par contre, on lui demandera, à lui, d'envier un peu plus ceux qui possèdent les plus belles maisons, les plus grandes piscines, les femmes les plus sublimes. D'admirer encore plus ceux qui possèdent tout et de s'oublier, lui qui n'aura jamais rien.

Signé: RongeMaille

26/08/2017

PACIFIQUE de Tom Drury

... Et pour la quatrième fois, on referme un roman de Tom Drury en se demandant: mais comment arrive-t-il à faire ça ?... C'est un des secrets les mieux gardés des lettres américaines, qu'on se refile de bouche à oreille comme l'adresse du meilleur restaurant du monde, qui serait aussi le genre de cantine familiale où on se sent comme chez soi, et où le patron vous offrirait les boissons à chaque fois. On se dit parfois qu'il est quand même dommage que l'aura de cet homme ne dépasse pas le cénacle réservé à quelques fines bouches et autre personnes de goût et puis, finalement, on se fait une raison: les grands sont souvent relégués dans l'ombre, c'est comme ça.

Tom Drury est sans doute l'auteur qui illustre le mieux cette définition d'"écrivain pour écrivains", qu'on a pu coller à d'autres avant lui. Jonathan Franzen, Annie Dillard, Véronique Ovaldé, Fabrice Colin ou Barry Hannah ne jurent que par lui, car qui mieux qu'un autre auteur serait à même de juger la précision d'orfèvrerie ici à l'oeuvre, sous ces fausses apparences de romanesque dilettante, de ballade sans fin ni véritable but, au coeur d'existences banales et anodines... en apparence.

Lui-même natif de l'Iowa (capitale: Des Moines), et y vivant toujours, nous voici donc revenus dans le comté de Grouse, là où le ciel est plus bleu qu'ailleurs avait-il déjà écrit dans un de ses livres précédents, où il se compte plus de moissonneuses-batteuses au kilomètre carré que d'habitants. Et que s'y passe-t-il, dans ce bienheureux comté ?
Eh bien pas grand chose, et c'est là le plus terrible de l'histoire: il est en effet absolument impossible de résumer un roman de Drury. Et il n'a pas modifié d'un pouce sa manière de procéder depuis La fin du vandalisme et Les fantômes voyageurs. Il nous jette quelques personnages en pâture, quelques situations dramatiques, ou juste tendues, ou amusantes, voire drolatiques sur quelques pages, parfois quelques paragraphes et zou, passe à autre chose.

C'est pourquoi, bizarrement, pénétrer dans un roman de Drury fait toujours l'effet de commencer une sorte de roman russe miniature, de Tolstoï bonsaï. Après 30 pages de lecture de Pacifique, on se surprend d'ailleurs à s'énerver un brin: mais c'est qui cette Louise à la fin, c'est qui ce Micah, c'est le fils de qui... il faut se laisser un temps d'adaptation (j'allais écrire: adoption) pour que ces personnages s'insèrent dans le paysage. Quand les liens des protagonistes entre eux finissent par se révéler, quand leurs motivations éclatent au grand jour, ce n'est plus une histoire mais de multiples destinées qui progressent sous nos yeux. Le plus fort, c'est que Tom Drury est avare de description physique, de paysages comme d'intérieurs. Cette invitation à l'adresse du lecteur à compléter le tableau a pour effet merveilleux de nous rendre ces gens plus proches. Et c'est toujours un léger déchirement au coeur qu'on referme ses romans, comme à l'heure de se séparer d'un proche pour plusieurs années.

Il n'existe pas d'autre auteur à l'heure actuelle qui puisse vous procurer ce sentiment de joie et de satiété lorsque soudain vous reconnaissez à un trait de caractère, à un élément de sa vie intime (car vous avez oublié leurs prénoms depuis le précédent volet), un personnage auquel vous vous étiez attaché dans un autre roman.  C'est comme... faire partie de la famille. D'où notre encouragement sincère à lire absolument TOUS les romans de ce grand écrivain afin de décupler le plaisir.

Reste que son style, son écriture, n'est pas facile à rallier à une quelconque école, à un autre écrivain. Parfois se rappelle quelque chose de ce qui faisait la délicatesse et la grandeur de Winnesburg, Ohio du grand Sherwood Anderson, peinture toute en pointillés d'un bled anonyme par le biais de nouvelles qui étaient autant de portraits de ses habitants.

Il n'existe pas non plus beaucoup d'auteurs américains actuels qui sachent parler de la vie ordinaire dans l'Amérique profonde sans verser dans des excès de violence et de dramaturgie. Dans chacun de ses livres, Drury plante des situations qui, sous d'autres plumes, vireraient au tragique ou au carnage. Chez lui, les drames prennent les aspects du quotidien le plus trivial ou, au pire, à des actes de violence qui laissent pantois par leur ridicule. Ici, l'invraisemblable affaire de trafic de fausses reliques celtiques avec son personnage d'originale cinglée , doit plus à Donald Westlake qu'à Donald Ray Pollock. 
Ceci doit sans doute tenir à une explication des plus simples: le saviez-vous, mais l'Etat de l'Iowa est celui où le taux de criminalité est le plus faible des Etats-Unis. On se disait aussi que s'il y faisait si bon vivre, dans ce patelin, ça n'était pas seulement par la grâce d'un grand écrivain...

Signé: RongeMaille