20/01/2018

TAQAWAN d' Eric Plamondon

Voilà ce qu'on peut lire à la page 43, au chapitre appelé "Toboggan":

En langue mi'gmaq, le mot toboggan signifie "luge". En français, le dictionnaire définit le mot micmacs ainsi: "Arrangements secrets et compliqués afin de parvenir à ses fins: manigances, menées obscures et embrouillées dans un but intéressé." Le terme micmac viendrait de la locution verbale  du moyen néerlandais muyte maken qui signifie "faire une émeute". Cela n'a rien à voir avec le nom du peuple qui vit dans le Nord-Est de l'Amérique depuis des millénaires. Pourtant, quand les Mi'gmaq de Restigouche se révoltent en juin 1981, leur nom indien rallie l'idée de révolte de la définition française, comme si l'homonymie faisait du toboggan entre Hollande et Amérique.

Tout le style d' Eric Plamondon se trouve là-dedans: le temps d'un court chapitre comme celui-ci, et qui intervient au beau milieu de l'histoire, il semble faire un pas de côté, nous parler subitement d'autre chose alors qu' en fait, c'est en plein dedans. On avait déjà été saisi par ces écarts incessants, qui faisaient tout le sel et la vivacité de sa trilogie 1984 parue chez Phébus en 2013, où l'auteur nous parlait de Johnny Weissmüller (Hongrie-Hollywood Express), Richard Brautigan (Mayonnaise) et Steve Jobs (Pomme Q) dans une sorte de frénésie encyclopédique dans laquelle se côtoient l'Histoire avec un grand H et l'anecdotique le plus délicieux, diffractée entre hommage rendu à ses trois personnages et auto-portrait de l'auteur aperçu au prisme de ces figures tutélaires. On en gardait un souvenir ravi, et voilà qu' Eric Plamondon nous revient avec ce Taqawan, plus romanesque dans la forme sans doute, mais toujours ponctué de ces passages transgressifs et faussement têtes-en-l'air qui, loin de briser le rythme de l'action, lui fournissent au contraire de bénéfiques appels d'air et nourrissent l'intrigue d 'inflexions imprévues, mais bienvenues. Vous pourrez ainsi y trouver la recette de la fameuse Miskwessabo (soupe aux huîtres à la menthe sauvage), apprendre ce qu'est un taqawan et suivre d'excellents conseils de montage de mouche pour pêcher le saumon dans la Restigouche, comme un héros de Thomas McGuane.

En 1981, la police québecoise tombe donc à bras raccourcis sur les natifs Mi'gmaq au coeur de leur réserve sous prétexte qu'ils n'ont pas respecté les nouvelles restrictions de pêche. Ritournelle tristement connue depuis les premiers efforts d' éradication des peuples amérindiens: d'abord, les empêcher de chasser ou de pêcher ce dont ils vivent depuis la nuit des temps, que ce soit le bison ou le saumon, et les regarder crever. Les flics ne vont pas y aller de main morte, et cette intervention finira par interpeller les consciences, et réveiller quelques mentalités endormies.

"'Ici, on a tous du sang indien et quand ce n'est pas dans les veines, c'est sur les mains"...
Curieusement, Taqawan nous parle d'une réalité bien connue au Québec mais que, en France, nous occultons volontiers, à l'abri derrière les poncifs les plus charmants sur la Belle Province, son accent si rigolo, son français imagé et ses chanteuses qui braillent tellement fort. C'est littéralement dans un univers de western que Plamondon nous emmène alors, nous renvoyant à cette simple évidence que le Québec est bien en Amérique du Nord, et que la brutalité dont il a fait preuve à l'égard des natifs vaut bien celle des conquistadors et du général Custer.

Quand l'intrigue nous embarque sur les pas de Leclerc, garde-chasse démissionnaire que la situation a fini  par écoeurer, et qui a pris sous sa coupe une jeune indienne violée par des policiers, le roman file vers une intrigue de polar des plus musclées avec gros beaufs racistes en 4x4 et pack de douze sur la banquette arrière, cadavres enterrés à la va-vite au fond des bois, gunfight à l'arme lourde et psychopathe gratiné. Dans ces moments-là, on pourra toujours reprocher à Eric Plamondon de ne pas être Joe Lansdale, mais ça n'est certainement pas le plus important. Entre la découverte de la "face noire" de cette partie de l'Amérique trop idéalisée, et le bonheur de retrouver le style inimitable de l'auteur, Taqawan est à coup sûr une des lectures les plus réjouissantes de ce début d'année.

Signé: RongeMaille

04/01/2018

BettieBook de Frédéric Ciriez

Il s'appelle Stéphane Sorge, alias SS pour les intimes (et les auteurs qu'il descend), ce qui signifie également Super Style aux yeux de ceux qui l'aiment bien, ou aimeraient s'épargner les foudres de ses critiques assassines. SS est un serial-lecteur, un serial-critique, un type qui analyse, démonte, encense ce qu'il lit - ou pas - dans les colonnes du Monde Littéraire, dans un magazine féminin (sous pseudo), sur Paris Première à raison d'une intervention de 30 secondes de temps à autre, pour un magazine télé (sous pseudo). Avant, il faisait (sous pseudo) des piges pour Amazon mais depuis que ce sont les clients du site qui se chargent eux-mêmes des commentaires, SS peine à joindre les deux bouts. D'ailleurs, il s'appelle Stéphane Van Hamme, pour de vrai. 

Tantôt il lit avec attention ce qu'il doit chroniquer et souvent, doit mettre un mouchoir sur sa probité professionnelle et synthétiser ce qu'il lit à droite à gauche et rendre un article comme on en attend de lui. Et tout le monde s'en fout. Oh non, se dit-on,  pas un roman germanopratin de plus sur les pratiques douteuses d'un certain milieu de mèche avec ces salauds d'éditeurs et ces tartuffes d'écrivains prêts à tout pour y arriver... Ne vous inquiétez pas, Ciriez va nous raconter autre chose...

BettieBook est aussi un roman d'anticipation. Dans le premier paragraphe, on y enterre en grandes pompes le youtubeur Norman, mais c'est une blague. Il sera aussi question, plus loin, du nouveau Mark Danielewski, qui à ma connaissance n'existe pas encore, traduit par Claro (mais on en recausera plus loin). Dans les premières pages, on lit que Sorge en assez de la littérature. Il se ballade avec le dernier numéro du Nouveau Détective dans sa poche, et n'arrive plus à se passionner pour grand chose. Quand la rédaction du Monde lui demande d'aller interviewer la booktubeuse Bettie, des dizaines de milliers de vue sur sa chaîne où elle cause dystopies trop bien et teen-age séries romanesques à rallonge qui donnent du sens à sa life, SS y va à peine à reculons. Sincèrement, ce monde-là le fascine pas mal, qui est en train d'éteindre le sien pour de bon, à l'aune d'une nouvelle ère de communication culturelle à laquelle il aimerait bien se raccrocher.

Mais comment diable se raccorder à ce monde intrépide, sur-connecté et sans complexe qui navigue sur les réseaux à coups de #kiffetrovictorhugo, de youtubeuses toutes bariolées qui changent de jupe et de gloss à chaque transmission ? Alors qu'on ne cesse de lui répéter que la critique littéraire telle qu'il la pratique est morte et enterrée - et d'ailleurs, qui lit encore Le Monde Des Livres ? -, Sorge rumine un truc un peu spécial, et qu'il va sans doute en partie improviser devant nos yeux ébahis.

On met un temps avant de comprendre où Frédéric Ciriez nous emmène. Si on reconnait ici et là le style désopilant, très sexuel et tintinesque qui n'appartient qu'à lui (son précédent roman Je suis capable de tout ainsi que sa collaboration au scénario du film de Peretjako, La loi de la jungle sont là pour en témoigner), quelque chose  de glacé, de déprimant s'est bel et bien installé. 

Quand la rédaction du Monde lui confie les épreuves du prochain Danielewski comme on lui confierait les codes du Pentagone, Sorge l'emmène, s'endort dessus dans le TGV, l'oublie sur son siège, et va pondre un article sur le livre à partir des miettes qu'il a pu lire, et de commentaires glanés sur le web. On lui tombe dessus, les lecteurs enragent, Sorge est mis à pied, on le montre du doigt. Le plus drôle étant qu'à part lui, qui contre toute évidence clame son innocence et sa bonne foi, il trouve quelques défenseurs comme cet ami libraire un brin allumé, Mark Danielewski himself et le traducteur Claro qui s'est mis à douter "de sa traduction, sans doute trop littérale". On touche alors le fond de cette vaste blague non-sensique qui nous montre qu'en littérature comme en politique aujourd'hui, plus personne n'est capable de reconnaitre sa gauche de sa droite, et encore moins le bas du haut.

C'est en pleine lumière et à l'aide d'une caméra-espion que Sorge va se faire rencontrer la critique d'avant et celle d'aujourd'hui dans la mise-en-scène consentante d'un plan-cul raconté sur plus de vingt pages (joli tour de force) où nous verrons, entre hallucination et ricanements étouffés, l'éminent critique se mettre sur le bout la ravissante booktubeuse, à moins que ce ne soit l'inverse, elle avec un masque de Jerry, et lui en Tom. De critique à booktubeuse, de youtube à youporn jusqu'à ce revenge-porn dont on ne sait trop qui a le plus baisé l'autre, on n'en sortira non pas ravi mais exténué, des lumières de sex-toy à effet stromboscopique fluorescent plein les yeux (c'est quoi d'ailleurs, ce truc?), et sans un poil de sec.
C'est une farce bien sûr. Mais on aimerait bien que BettieBook qui, comme son auteur, ne recule devant rien, soit lu pour autre chose que ses passages salés, la drôlerie de ses références et ses penchants rentre-dedans avérés. Les toutes dernières pages, superbes, nous montrent d'ailleurs une voie qui est sans doute celle que va emprunter le vaguement calamiteux et légèrement dépravé Stéphane Sorge. C'est peut-être celle que Frédéric Ciriez va suivre et, comme on le sait capable d'absolument tout, on continuera à le suivre de très près.

Signé: RongeMaille