30/06/2015

CE QUI VIENT de Thomas Stangl

On trouve parfois sous d’autres plumes les mots que l’on aurait voulu écrire ou prononcer, c’est pourquoi Mère Grand cède aujourd’hui cet espace à Raymond Penblanc, pour évoquer Ce qui vient…
Chez Thomas Stangl tout passe par l’écriture. Souvent descriptive, se déployant entre sensations corporelles et perception de l’espace domestique, attentive au moindre détail, elle progresse, implacable, vous happe, se grave en vous, vous colonise. On pense à l’autre Thomas, Thomas Bernhard, et pas seulement à cause de l’Autriche. Deux écritures obsessionnelles, Bernhard plus véhément, Stanglplus « posé », mais non moins inquiétant, distillant un malaise grandissant. Toujours est-il que quand on sort de Ce qui vient (si tant est qu’on en sorte), on n’a pas seulement le sentiment d’avoir lu un grand livre, on a la certitude d’avoir été écrit par lui.
Merci à la traductrice, Edith Noublanche, qui a su restituer toute la compacité, toute la subtilité aussi de cette langue. Et merci aux éditions du Sonneur.
Signé : Raymond Penblanc

19/06/2015

EN TETE A TETE AVEC ORSON Conversations entre Orson Welles et Henry Jaglom


Henry Jaglom fut le plus grand ami d’Orson Welles durant les dernières années de sa vie jusqu’à ce que le grand homme, comme le raconte avec beaucoup d’émotions Jaglom lui-même, ne soit retrouvé affalé sur sa machine à écrire portative sur laquelle il tapait, et retapait, les trois ou quatre scénarios dont plus personne ne voulait.

Ses dernières années, c’était à peu près uniquement ça: essuyer des refus de partout, et composer avec un milieu qui avait fini par le mépriser et par le fuir. Il faut dire que le bonhomme n’était pas facile ni à vivre, ni à suivre, et qu’il avait fini par dresser une liste très importantes de personnes dont il ne voulait plus entendre parler, et de choses qu’il ne voulait plus faire. Faire semblant de s’accommoder des imbéciles faisait bien entendu partie de ces choses-là.
Ces « conversations » se tenaient dans un célèbre restaurant de Hollywood, le micro planqué sous la table. Welles se savait enregistré, mais ne voulait pas voir l’engin. Plus que des discussions, ce sont plutôt d’incroyables monologues qui sont retranscrits ici, tant la faconde de Welles était énorme. Ainsi on peut l’écouter parler de théâtre, d’histoire antique ou de l’âge d’or de Hollywood avec passion. L’homme possédait une culture et une mémoire prodigieuses, et on comprend assez vite combien le terme de génie, en ce qui le concernait, était loin d’être galvaudé.
Comme d’autres vieilles ganaches de sa génération, Welles tenait quelques rancunes tenaces: Charlton Heston, John Houseman, Peter Bogdanovitch et bien d’autres en prennent pour leur grade. Les passages où il se paie Jack Lang ne sont pas mal non plus. Il gardait quelques affections émues pour Joseph Cotten, Marlène Dietrich, Barbara Stanwyck ou Rita Hayworth, dont les derniers jours de leur tumultueux mariage sont racontés de manière étonnante.
Le réalisateur avait aussi des idées bien tranchées sur à peu près tout. Il faut l’écouter par exemple assassiner Jean Renoir pour la plupart de ses films, et porter aux nues « La grande illusion », ou encore émettre les théories les plus saisissantes sur tout et n’importe quoi. Immanquable, sa démonstration des origines du salut nazi est un grand moment de délire absolument jouissif  (le responsable en était selon lui Cecil B. DeMille et ses péplums des années du muet, dans lequel les comédiens exécutaient le salut romain n’importe comment).
Quoi qu’il en soit, et au terme de ses pages dont le cinéphile moyen ne saurait se repaître sans une délectation véritable, on aura passé quelques sacrés moments à la table de cet homme à l’abattage démesuré.

Signé : RongeMaille

17/06/2015

LA ZONE DU DEHORS de Alain Damasio

En Octobre 2004, La Volte surgissait dans le paysage éditorial et publiait La horde du contrevent, le nouveau roman du — presque — inconnu Alain Damasio : un roman inclassable, livre univers époustouflant qui a immédiatement rencontré un vaste succès. Trois ans plus tard, ce même éditeur rééditait le roman auquel il emprunte son nom :La zone du dehors, première œuvre de Damasio, initialement paru chez Cylibris en 1997 et désormais disponible également chez Folio.
 
 2084. Sur un astéroïde en orbite autour de Saturne s’est développée Cerclon. Ville repliée sur elle-même, cernée par une nature hostile, elle est le seul refuge pour ceux qui veulent — qui peuvent — fuir une Terre agonisante, rongée par les guérillas et les pollutions.
 
2084. Orwell est loin. Le totalitarisme s’est paré des atours d’une social-démocratie insidieuse. Dominée par le Clastre, système de hiérarchisation de la population qui subordonne le rang de chaque individu à l’appréciation de tous, la société de Cerclon est hyper sécurisée, hyper sécurisante : démocratie « parfaite », à la stabilité assurée par le contrôle de tous par tous, par la soumission consentie au contrôle, au self-control liberticide, au nom de la liberté pour tous… Chacun sa place dans un monde qui n’oublie personne. « Souriez, vous êtes gérés ! »
 
La zone du dehors est l’histoire de la Volte, groupe (ré)volutionnaire qui appelle à la libération des forces de vie, au libre-arbitre, à la création, au combat permanent contre les pouvoirs insidieux des sociétés de contrôle décrites par Foucault ou Deleuze. C’est l’histoire d’une volution, d’une « révolution sans ressentiment, délivrée de la rancœur ordinaire du militantisme revanchard et piégé, une révolution qui invente, alterne, offre ».
 
Avec cette œuvre résolument libertaire, engagée et enragée comme peut l’être une œuvre de jeunesse, Alain Damasio s’appuie sur Nietzsche et l’internationale situationniste pour livrer un roman percutant, une fable philosophique et politique à l’action captivante, servie par une plume incisive et très à l’aise dans cette narration à plusieurs voix qui sera pour bonne part dans l’efficacité de La horde du contrevent. Critique lucide des perversions de la social-démocratie à l’occidentale, d’une forme de totalitarisme jamais autoritaire ni autocratique (plus proche donc de celui évoqué par John Brunner ou Ira Levin que par Orwell ou Huxley), La zone du dehors fait mouche, dérange, et vient s’ajouter à la longue liste des livres qui donnent, s’il en était besoin, la preuve que la science-fiction peut être avant tout un espace de réflexion d’une terrible efficacité.
 
Signé : Le voisin du dessus

16/06/2015

FAT CITY de Leonard Gardner

Les éditions Tristram rééditent – enfin – le plus grand roman jamais écrit sur la boxe : Fat city de Leonard Gardner. John Huston, qui fut lui-même boxeur, ptendait que la boxe était un sport qui vous apprenait à prendre des coups plus qu’à en donner. Il savait de quoi il parlait, lui dont le nez cassé témoignait des leçons données,- et reçues. Il portera Fat city à l’écran en 1972, trois ans après la sortie du roman, un film superbe qui fut aussi un échec commercial retentissant, et fâcha pour de bon le vieux cinéaste avec le public américain. Leonard Gardner avait un point commun avec le réalisateur de Moby Dick et du Faucon Maltais, à savoir… un nez de boxeur. « Si je n’avais pas eu ce pif, disait l’autre, je l’aurais prise en pleine gueule, celle-là ». Gardner avait lui aussi fréquenté les salles de boxe amateur où tout le monde, du coach obèse au patron de salle abruti par d’anciens directs bien placés, de l’ancienne gloire trépanée au petit jeune plein de jus, pensent en secret que leur gloire est encore à venir. Fat city est sans doute le plus grand livre sur la boxe, et sur la loose que vous lirez jamais. Gardner savait de quoi il parlait. Son livre se passe à Stockton, Californie, sa ville natale. Tout au fond du fin fond du rêve américain avec son taux de chômage record, sa misère endémique, ses petits blancs perdus au milieu des cafards et des bouteilles vides. Une ville qui, parait-il, a été déclarée en faillite dans les années 90. Fat city fit la richesse et la gloire de Gardner qui, après ça, n’écrivit plus rien. Une étoile filante, une vraie. Un peu comme un direct de Mohammed Ali que vous vous prenez en pleine poire; ça vous file sous le nez, et vous éteint la lumière d’un coup. Vous n’en reverrez plus jamais de pareille.

Signé : RongeMaille