27/05/2016

PARDON MY FRENCH Frédérick Houdaer


Quand un auteur déboule du noir, pour faire de la poésie, je vous le dis tout net, ça vaut le détour. Frédérick Houdaer est l'auteur de Ankou, lève-toi ou encore de Comme un Lyon en cage, et de nombreux recueils de poèmes. Pardon My french est construit sur une succession de "poèmes" ou textes courts qui tous nous placent dans une situation très concrète et précise dans la vie du narrateur. Nous sommes témoins d'un instant. Un vernissage, une arrivée à la terrasse d'un café, une conférence littéraire, une séance de jambes en l'air ...

En face du narrateur, souvent, des femmes. Au bout de cet homme et ces femmes, des points finaux qui tombent comme des coups de poings, venus d'un angle qu'on aurait pas même soupçonné.

Le recueil ne se lâche pas. On prend vite goût à cette partie de cache-cache musclée, acide et si bien menée.
Il cite Carver, on pense à Bukowski.
Il hurle poésie, on finirait presque par penser théâtre.
Nous sommes d'accord, c'est très réussi.

Et puis allons-y je profite de la tribune, pour en fait déjouer l'attention de mes petits camarades et déroger à la règle.
Les règles ne servent-elles pas aussi à cela ? Je vous le demande.

Je vais élargir le champ, et me permettre de vous dire, que ce Pardon My French de Frédérick Houdaer est issu du catalogue des éditions les Carnets du dessert de Lune. Et que tout en même temps, paraissent Quand bien même d'Isabelle Bonat-Luciani et Je respire discrètement par le nez de Fanny Chiarello (une gageure à saluer car elle doit en être à 4 titres parus ou à paraitre cette année !).

Quand bien même est un assemblage de texte forts, de formes diverses, qui ont pour fil conducteur, l'Absence, dire l'Absence.
Des bouts de phrases ricochent et se répètent, le corps, le toucher sont partout, l'émotion intense et la retenue totale.
Aucune absence n'est dévoilée, l'auteur ne fera pas de nous des voyeurs. Mieux, elle nous apprendra la dignité qu'est d'accepter avec elle, de ne pas l'être. Nous apprendra ce que l'on a à y gagner en somme.
C'est une voix de velours qui accepte ses casseroles et rend les nôtres le temps de la lecture, acceptables. Une voix de velours qui cache ou retient un volcan. Une voix de velours qui dit des peaux qui retiennent des sécrétions.
C'est une expérience totale, une plume que l'on découvre et que l'on attend désormais.
Enfin, Je respire discrètement par le nez de Fanny Chiarello est une sorte d'accompagnement au quotidien de la gestation d'un roman. Comme si l'auteur avait tenu un journal pendant l'écriture de son prochain roman, celui qui paraitra aux éditions de l'Olivier pour la rentrée littéraire 2016.
Et l'on y retrouve, tout ce qui constitue l'auteur de Dans son propre Rôle, le tombeau de Pamela Sauvage, L'éternité n'est pas si longue, Si encore l'amour durait, je dis pas. (pour ne citer qu'eux)
De l'humour, un esprit brillant, une vivacité qui vient toujours autant nous cueillir. Mais pas que. Peut être aussi, comme une espèce de lâcher prise, tant sur le fond que sur la forme. On se retrouve à lire des listes drôles à moins que ce ne soient de drôles de listes, des histoires courtes, des scènes de vie, et puis de ça, de là, avec une pudeur tendue de violence, des maux. Des mots dans tous les sens, pour les dire. Le sens de tous les mots, les sens d'un seul mot, des mots mis en forme comme de la poésie, mais sans règle, pour dire, les maux. On rit beaucoup, reprend son souffle quelque fois, on fait une pause, on avale (plus difficilement) sa salive quelques autres fois (Puisqu'on en est à s'expliquer quelques tours de passe-passe anatomiques, allons-y !)
Et sûrement qu'au bout du compte, il faudra, oui, il faudra le relire ce recueil là, car il fera écho, au Zeppelin à paraitre. Il s'agira alors, de tout revoir. Mais nous n'en sommes pas là.

On dirait bien que je viens d'essayer de vous dire une chose en fait. Cet éditeur là, Les carnets du dessert de Lune fait un travail d'orfèvre littéraire.
Quel engagement, quel luxe ! Quelle force ! Ah ça, hein, c'est pas le show clinquant des têtes de gondoles, les maquettes en carton de traviole à monter pour mettre en avant un titre creux, ça non ! Moi ces trois petits recueils là, je les ai posés entre le très vieux poudrier de celle à qui je dois beaucoup, et les coquillages de celui qui devient. Définitivement plus riche de tout cela je suis. C'est tout le mal que je vous souhaite.



Signé : range le sas

22/05/2016

DAVID SALA

Tout d'abord vous devez savoir que J'ADORE le travail de David Sala (l'homme lui même est assez charmant et sympathique d'ailleurs). Il illustre des albums jeunesse, des contes, des jeux, des BD et fait de la photographie. Lorsqu'il travaille pour la jeunesse son travail me fait penser au peintre Klimt tout en arabesques, multitude de détails, dorures et couleurs. Alors que pour ses BD adultes son travail est plus sobre, sombre et cruel. Il adapte son style en fonction du projet sur lequel il travaille et pourtant on reconnaît toujours sa patte. Un artiste complet aux multiples facettes dont je vous propose de découvrir trois albums, mes préférés !
Ces trois albums sont publiés chez Casterman et écrits par le fantastique Jean-François Chabas (si vous ne le connaissez pas encore [bouhou] je vous invite à découvrir sa plume pleine de poésie).

Le Bonheur prisonnier un superbe conte qui pousse le lecteur à se questionner sur les notions de liberté et de bonheur. Un voyage en Asie plein de poésie et de couleurs. 
Un grillon est enfermé dans une cage dorée, il assure bonheur et protection à tous les habitants de la maison. Seulement il est malheureux dans sa petite prison, Liao, le petit garçon de la famille, sensible à son désespoir décide de le libérer. S'ensuit alors toutes sortes de catastrophes pour cette maisonnée qui font regretter son geste au garçon. Mais peut-on vraiment être heureux au détriment de quelqu'un d'autre ?
La colère de Banshee est surement celui qui fait le plus penser au travail de Klimt, avec toutes ses dorures, les compositions et les personnages rappellent vraiment certains de ses tableaux.
La petite Banshee est très très en colère, elle a perdu quelque chose. Elle a mauvais caractère et de grands pouvoirs qu'elle est prête à déchaîner sur la terre et les hommes si elle n'obtient pas ce qu'elle veut. Heureusement sa mère sait comment la calmer. Une fin mignonne et pleine de tendresse. Cette histoire rappellera sans aucun doute certaines grosses colères à tous les parents !
Les folles saisons est composé comme une superposition d'images qui illustrent le passage des saisons magnifiquement personnifiées. Je ne sais pas pourquoi la poésie de cet album me touche plus que les autres mais je ne me lasse jamais de le regarder, toujours avec émerveillement !
Les saisons se succèdent toujours dans le même ordre avec la régularité d'une horloge. Mais cette fois l'été fait un caprice et décide de passer pardessus l'automne pour aller parler à l'hiver provoquant un catastrophique bouleversement climatique. Les saisons sont joueuses et égoïstes, elles chamboulent tout selon leur bon vouloir.
Je pense que ses illustrations touchent à la fois les enfants et les adultes, ils nous embarque tous dans son univers !

Signé : 

20/05/2016

LES MARAUDEURS de Tom Cooper

Décidément, la Louisiane est une terre de fiction assez étrange, partagée entre deux univers bien distincts, celui du fantasme et celui, plus prosaïque, imparti  à la dureté et au sordide du réel : après avoir tristement squatté les gros titres de l’actualité suite à l’ouragan Katrina, l’Etat le plus pauvre des Etats-Unis, en plus d’être un de ses plus criminogènes, a depuis toujours déchaîné l’imagination des écrivains et des scénaristes.

Et pourtant, qui pour supplanter l’ombre tutélaire du grand James Lee Burke sur ce territoire ? Personne. On pourra toujours parler de la série Treme , ou s’emballer sur la fameuse première saison de True detective, se souvenir des premiers Ann Rice, songer à quelques films ou se remémorer autant de romans, la Louisiane est une terre qu’on n’oublie pas, mais où les auteurs ne s’attardent pas vraiment. Sans savoir si Tom Cooper est natif de là-bas, on lui saura gré d’avoir, d’entrée, trempé sa plume dans la vase puante et grouillante du bayou loin, très loin, des fiestas endimanchés du Quartier Français de New Orleans. Nous sommes dans la Louisiane du comté de Jeanette où les gens ne vivent que d’une chose : la pêche à la crevette. Sur des bateaux à moitié pourris, des types rendus fous à force de fatigue, de pauvreté et de températures hallucinantes, raclent les fonds pour quelques dizaines de dollars qui repartent illico dans leurs frais de gazole. Cerise sur la gâteau, et comme si Katrina n’avait pas suffit, une plateforme pétrolière quelque part dans le Golfe du Nouveau-Mexique, a largué dans la foulée des milliers de tonnes de pétrole (souvenez-vous, c’est vraiment arrivé…), empoisonnant faune et flore des centaines de kilomètres à la ronde.

Tom Cooper connait ses classiques, il est ici dans le roman noir rural et sudiste comme chez lui. On est chez Erskine Caldwell (le personnage de Lindqvist, grotesque et pathétique, avec sa prothèse de bras à crochet, fouillant le bayou à la recherche du trésor du pirate Jean Lafitte), on est chez Larry Brown (les rapports compliqués entre le jeune Wes et son père, pêtris de ressentiments), on est chez James Lee Burke bien sûr (sous les traits plus burkiens que burkiens de cette figure du mal absolu, et bicéphale, que sont les frères jumeaux Toup, leur sens de l’humour très particulier, leur notion de la « justice » expéditive), on est un peu chez Elmore Leonard aussi (via ce tandem de bras-cassés, hilarant mais navrant, que forment Cosgrove et Hanson, plus crétins que crétins).
Là où Les Maraudeurs emporte définitivement le morceau, c’est lorsqu’il ose, lors d’une séquence de pure hallucination, ce face-à-face mortel entre la sauvagerie de la nature (les marais, les alligators, les îlots si semblables à perte de vue) et les forces ancestrales d’une magie noire plus vengeresse que vaudou. Un passage qui accule le roman sur les terres d’un fantastique merveilleux.  C’est irracontable (et cela gâcherait le suspense et le plaisir qui s’ensuit), mais cela montre à quel point Tom Cooper, dont c’est le premier roman, a su tirer aussi quelques leçons profitables de quelques grands auteurs, du Sud eux aussi, comme Truman Capote (La Harpe d’herbes), Davis Grubb (La nuit du chasseur) ou Joe Lansdale (Les marécages) : le Sud et sa nature sauvage sont là pour nous rappeler à nos peurs enfantines les plus primordiales. Et surtout, méfiez-vous des vieux fous qui habitent seuls dans des cabanes de planche au fin fond des marais, et parlent des langues étranges : ils savent des choses…

Au cœur de ce roman très riche, construit de manière très classique, il y a aussi cette histoire secondaire, laissée en plan tout au long du livre mais qui trotte dans l’esprit du jeune Wes, fils de pêcheur, fils d’un père avec qui il ne s’entend pas, fils d’un pays d’une dureté inhumaine et pourtant… Wes est en train de construire son bateau, de ses propres mains, comme ses ancêtres avant lui,  afin de filer seul et libre dans les méandres de la Barataria. Parfaite métaphore d’un savoir-faire littéraire dont l’auteur se fait ici le digne héritier, d’un métier qui s’est transmis jusqu’à son écriture. Stephen King et Donald Ray Pollock se sont confondus en louanges à son sujet et c’est un résumé parfait de ce qu’on a sous les yeux : le savoir-faire d’un sacré raconteur d’histoires allié à la dureté de l’Amérique profonde.


Signé: RongeMaille  

16/05/2016

VESSIES ET LANTERNES d'Alain Chany

Alain Chany était certainement un drôle de mec. Et pas seulement parce que cet écrivain sporadique et quasiment invisible s'était contenté de n'écrire que deux romans (si on peut appeler ça des romans) qui tiennent en tout et pour tout dans les 190 pages de ce volume. Autrement dit, voilà entre nos mains l'oeuvre intégrale d'un bonhomme qui savait se montrer aussi disert que discret. 

Vessies et lanternes contient donc L'ordre de dispersion, sans doute le bouquin le plus triste que vous pourrez lire sur ceux qui ont fait mai 68 et vécu son après, entre désillusion, constat de non-révolution et de retour au pareil, sans que n'en ressorte pourtant un véritable constat d'échec. Ce texte, qui fit son petit effet lorsqu'il parut en 1972, reste le document le plus vrai sur le ressenti d'un jeune homme à fleur de peau, sans doute trop mûr et perspicace pour son époque, - il en aurait été de même à d'autres, le pressent-on... -, à qui il ne manqua sûrement qu'une position de petit-bourgeois pour se sentir parfaitement à l'aise dans ce défilé de trublions à porte-voix, écharpes rouges et grosses convictions politiques. D'ailleurs, Chany était fils de paysan, et paysan lui-même comme il aimait se présenter, ce qui a du lui valoir sans doute une mise à l'écart « naturelle » hors du troupeau des meneurs, ainsi qu'un certain scepticisme quant à l'importance réelle de tout ce bazar. 

« Mais les philosophes de ma promotion, préparant des thèses de doctorat en signant des articles dans des revues intelligentes, sont des jeunes gens on ne peut mieux équilibrés: ils se marient à l'église par réalisme et sont révolutionnaires pour créer des conditions nouvelles. »

Dans sa postface, son ami Gérard Guégan se rappelle que le bonhomme était du genre taiseux qui ne la ramenait pas souvent, mais n'en ratait pas une. De ce sens de l'observation acéré, L'ordre de dispersion en est une excellente preuve, comme il reste un témoignage précis sur l'état des choses et des mentalités dans la France amidonnée des années De Gaulle et Pompidou
.

« Pilier de bar ou statue du temple, il tenait le monde environnant à distance. Ce dernier le lui rendait bien » écrit-il dans Une sécheresse à Paris, dernière partie de recueil où on le retrouve sous un autre nom mais dans la même peau, avec les mêmes idées noires. Un texte beaucoup plus fluide, beaucoup plus sombre que son prédécesseur aussi, qui nous parlait pourtant déjà de précarité matérielle, de sentiments exigus, d'amours gâchés. Dans ce texte publié en 1992, Chany raconte les bas-quartiers de Paris où il a essayé de vivre, au milieu du Barbès cosmopolite et insalubre de ces années-là, les heures perdues dans les bars glauques, les filles faciles et les lendemains qui ne chantaient pas du tout. 

Ses illusions d'apprenti-révolutionnaire loin, très loin derrière lui, déjà aspiré par nécessité et par dépit vers un retour à la campagne, Une sécheresse à Paris est un texte dur, emporté par une écriture ciselée, qui manque à chaque obstacle de sombrer dans la déprime ou le ressentiment. Bizarrement, Chany n'en veut à personne finalement, ni aux autres ni à lui-même. Tout juste peut-on deviner derrière certaines tournures de phrases le mufle qu'il pouvait être avec les femmes, un trait de caractère qu'il partage d'ailleurs avec ce frère d'écriture et de tourment, Louis Calaferte, auquel son style fait penser souvent. Un autre grand écrivain obsédé par l'injustice des hommes et par la chair des femmes. La fureur en moins, le nihilisme en plus.

                                                   
 Signé: RongeMaille

15/05/2016

LA COULEUR DE L'AUBE de Yanick Lahens

Il est des livres dont l’écho résonne encore en nos mémoires longtemps après les avoir refermés. Des livres qui nous bouleversent, nous transportent, nous attachent, sans que l’on puisse forcément dire pourquoi. Des livres que l’on voudrait ne jamais terminer et qui nous font nous sentir un peu orphelins lorsque la dernière page se tourne. La couleur de l’aube de Yanick Lahens est de ceux-là; de ces romans qui ont la grâce et laissent en nous une sorte d'empreinte indélébile. Si vous l’avez raté à sa parution en 2008, une seconde chance de découvrir ce texte somptueux vous est donnée, puisqu'il vient de sortir en poche dans la petite collection de son éditrice, Sabine Wespieser (oui, encore elle, et vous n'avez pas fini d'en entendre parler...).
Née en Haïti en 1953, la belle Yanick Lahens fait partie de ces écrivains haïtiens soucieux de dire au monde la vie quotidienne en leur pays et les aspirations déçues de tout un peuple, mais aussi son incroyable vitalité, sa rage de vivre. Haïti, terre de feu et de sang, envoûtante et terrifiante, fascine; lorsque la terre tremble, lorsque le pouvoir s'effondre, lorsque les hommes se battent pour vivre mieux ou pour vivre tout court... Figure éminente de la misère contemporaine, lieu de toutes les infamies coloniales, oubliée des hommes et des dieux… Haïti à l’histoire tourmentée et cruelle, qui semble étrangement toujours recommencée… "L'Apocalypse a déjà eu lieu tant de fois (…) dans cette île".  Haïti, forte d’une longue et riche tradition littéraire, que l’on ne peut que saluer. René Depestre disait de la littérature haïtienne qu’elle était "au bouche à bouche avec l’histoire", tant la création littéraire et la vie politique de l’île semblent intrinsèquement liées. Les voix puissantes de nombreux auteurs, tels Dany Laferrière, Lyonel Trouillot, Kettly Mars, Louis-Philippe Dalembert, s'élèvent ainsi de par le monde pour témoigner des réalités de leur terre natale. Vous l’aurez compris, dans ce roman il y a donc, avant toute chose, Haïti -et plus précisément la ville de Port-au-Prince- en proie à la misère et à la folie des hommes. "Un étudiant, blessé à mort m’a fixée de ses yeux révulsés. Celui qui l’a tué était debout, en face de moi. En guenilles, ensauvagé jusqu'à la moelle, il avait à peine seize ans : sans passé, sans avenir, sans parenté, une nature à nu, une plaie frottée à sang."
Il y a également deux sœurs que tout oppose, sauf leur amour pour leur frère, qui va ici les réunir: Angélique et Joyeuse. Aussi différentes qu'indissociables, comme les deux faces d’une pièce de monnaie. Deux personnalités, deux visages, deux regards pour une seule réalité, pour un même désespoir. Angélique, âgée de 32 ans, est infirmière dans un hôpital qui manque de tout. Elle est la sage, la soumise, la raisonnable, la sœur exemplaire. Elle lave les plaies et accompagne les mourants. Confrontée chaque jour aux ravages causés par la violence et la misère. Mère-célibataire, brisée mais debout, elle élève seule son fils Gabriel dont le père s’est évaporé à la naissance. Angélique n’a d’autre univers, d’autres horizons, que les bancs de l’Eglise qu’elle fréquente, les couloirs de l’hôpital dans lequel elle travaille et les murs de la maison familiale. Et elle n’en veut pas d’autres: trop de maux déjà, trop de déceptions, trop de souffrance, trop de tout… Depuis l’arrivée de l’enfant et la trahison du père, elle s’est plongée dans les rituels pentecôtistes et se réfugie dans la prière: "Comment ne pas prier Dieu dans cette île où le Diable a la partie belle et doit se frotter les mains". Elle révère le pasteur Jeantilus, dont la foi et les sermons pleins de fougue, qui font exulter les fidèles, lui permettent de garder un semblant d'espoir.

Joyeuse, la cadette, 23 ans, est totalement différente. Elle est la belle, la sensuelle, la rebelle. Elle a la rage au ventre et la fureur de vivre. C’est un cheval sauvage, une insoumise, qui n'abdique pas malgré le paysage apocalyptique qui l'entoure. Elle rejette toute forme d’autorité, ne croit ni au Dieu chrétien de son aînée, ni aux dieux païens de sa mère. Joyeuse ne croit qu’en elle-même. Elle brûle sa vie sans retenue, refusant de vivre à demi comme sa sœur, qu'elle considère comme une sorte de morte-vivante. "J'ai choisi la lumière, le vent et le feu. Dussent-ils m'aveugler. Dussé-je y laisser ma peau". Elle a fait des études et occupe une place prisée dans un petit magasin luxueux du centre-ville. Joyeuse est dans l’attente d'un homme. "Un seul. Un homme ordinaire. Un homme, vœu de mes jours". Dévorée par l’ambition, révoltée par son quotidien, elle explore sa féminité et joue de sa beauté envoûtante, qu’elle utilise comme une arme. Toutes deux vivent chez leur mère, figure protectrice et pivot du foyer. Les malheurs n’ont pas épargné la vieille femme mais elle résiste en honorant les esprits vaudou, auprès desquels elle cherche les réponses que la réalité lui refuse. 

"La vie tue d'abord les cœurs purs".
Angélique et Joyeuse découvrent un matin que leur jeune frère Fignolé n’est pas rentré. Car il y a aussi Fignolé, le frère tant chéri, le fils tant aimé, rêveur et musicien, militant déçu du Parti des démunis dont le leader a trahi. Cette disparition est d'autant plus inquiétante que la veille, des émeutes sanglantes -auxquelles il semble avoir participé- ont éclaté dans les rues de la capitale... L'histoire qui nous est contée se déroule sur une seule et unique journée, durant laquelle les deux sœurs vont mener leur enquête, chacune à leur manière. En trente courts chapitres, merveilleusement fluides et poétiques, leurs voix poignantes vont ainsi nous livrer à tour de rôle la terrible angoisse qui les étreint et par-là même le quotidien misérable des habitants de l'île et son histoire tourmentée. De "Papa Doc" Duvalier à nos jours, en passant par "Bébé Doc" et le Prophète-Président: "Port-au-Prince, poste avancé du désespoir. Il y a toute la malfaisance secrète inscrite dans ses murs depuis deux siècles. La descente aux enfers de la ville a commencé depuis trop longtemps pour que je me plaigne." Elles dressent également, dans cette sorte de double confession, les portraits en creux de leur mère et de leur frère et mettent en lumière la complexité de leurs relations. Et malgré la mort qui rôde, aucune ne renoncera à découvrir ce qui est arrivé à Fignolé. Livrer bataille, c'est être vivant.
Il y a encore John, le journaliste américain, porteur de toute la morale occidentale, qui gagne sa vie "à aimer les pauvres"... Gabriel, auquel la vie vole son innocence dans ce monde plein de fureur et de bruit... Mme Jacques, la riche propriétaire de la boutique dans laquelle travaille Joyeuse, illustration parfaite de la classe supérieure méprisable de l’île; Lolo, la jeune courtisane intéressée par "l’argent qui ouvre les frontières". Et bien d'autres personnages, que je vous laisse découvrir.
Il y a surtout l'écriture de Yanick Lahens, économe, finement ciselée, magnifique. L'amour inconditionnel qu'elle porte à ses frères et à sa terre natale, qui transparaît à chaque ligne. Sa prose, poétique et hypnotique, est un enchantement; ses personnages, tellement humains, profondément incarnés, sont extrêmement attachants. L'orchestration du récit est parfaite et la fin, où nous est révélé le véritable sens du titre, est absolument magistrale. Ce roman engagé dit à la fois le silence et la nécessité de le briser. Il dit les hurlements des voix noyées de désespoir et la stupeur muette de ceux qui ne peuvent que contempler le désastre. Il dit l'injustice et l'impuissance. Il dit le chagrin et la force des mères, des sœurs, des épouses. Il dit le combat, le courage, la dignité et le profond désir de vivre du peuple haïtien. Yanick Lahens récuse ici magnifiquement l'image de "déesse pétrifiée" à laquelle on assimile trop souvent Haïti, tout en mettant à mal ceux qui, parmi les siens, se prennent pour des héros et ceux qui, parmi les nôtres, sont aussi incapables que les autres d’apporter des solutions. Et du fond des abysses surgit ce roman puissant et inoubliable, qui reste à mon humble avis le chef d'œuvre de son auteur.
Il y a donc, pour finir, mille et une raisons de lire la couleur de l'aube, alors lisez et relisez ce texte incandescent. Écoutez les voix de ces deux femmes et à travers elles, le cri de souffrance et de révolte de tout un peuple. Laissez-vous porter par cette mélopée lancinante et envoûtante venue d'un lointain ailleurs. Entendez le chant de vie et d’amour que Yanick Lahens compose avec une incroyable maestria, construisant l'allégorie d'une terre où la monstruosité voudrait faire loi mais où, à chaque pas, éclate pourtant une incroyable volonté de vivre.
"Je pense à l'autre. Au traître. A la robe moulante que je mettrai ce jour-là. A mes talons aiguilles. Au rouge carmin dont je dessinerai mes lèvres et à cette chose que je dissimulerai dans mon sac."

"Dans cette île, dans cette ville, il faut être une pierre. Je suis une pierre." 

"J'ai devancé l'aurore et j'ai ouvert la porte sur la nuit."

Signé : Moneypenny

11/05/2016

LA TENTATION DU VIDE de Christos Chryssopoulos

Au dernier mot de la dernière page, on se surprend à bondir sur son ordinateur et à googliser sur le champ «Williamstown », «1951», «suicide collectif » et toutes les variantes qui s'ensuivent: chou blanc. L'histoire pas possible que vous venez de lire n'est jamais survenue, elle n'est que le fruit de l'imagination féconde de ce drôle d'écrivain, Christos Chryssopoulos, qui nous aura fait croire le temps de la lecture de son livre qu'il nous refaisait une sorte de De sang froid sauce moderne, un Chant du bourreau en plus court. Patatras: on pensait être en présence d'un digne émule de Truman Capote et de Norman Mailer, et on se retrouve chez Richard Matheson, Lovecraft et David Lynch. 

Relaté sur un monde journalistique, froid comme un inventaire de rubrique nécrologique, d'abord les faits: dans la nuit du 20 au 21 mars 1951 dans la petite ville côtière de Williamstown aux Etats-Unis, quatorze adolescents se donnent la mort par les moyens les plus variés et les plus horribles qui soient. Quelques heures plus tard, c'est le pasteur local, le révérend Brown, qui se trucide sur l'autel. Relaté maison par maison, heure par heure, l'ouverture de La tentation du vide échappe complètement au cadre fictionnel classique. Suivra le portrait de la « suicidée » la plus étrange de l'histoire, la jeune Betty Carter, qui noua très jeune des liens personnels très... affectifs avec les morts et d'autres liens, plus diffus, plus troublants, avec le bon révérend. 

A ce stade du récit, nous sommes dans la reconstitution factuelle. D'ailleurs, les seules certitudes dont disposeront les enquêteurs du FBI durant les dix années que durera l'enquête, nous sont délivrées dans le détail. Et on comprendra très vite pourquoi eux non plus ne sont arrivés à rien..

Vient se mêler à cette trame ambigue, au terme de la première moitié du livre, la figure étrange et charismatique d'un certain Antonios Pearl, dont la biographie année par année fait l'objet d'un chapitre complet, mélangée aux événements majeurs survenus aux Etats-Unis à la même époque (l'assassinat de Kennedy par exemple, la parution de L'attrape-coeurs, telle émeute raciale, un digest de l'histoire américaine des années 20 aux années 70). Antonios Pearl qui se rend plusieurs fois à Williamstown, Antonios Pearl photographié en compagnie de Betty Carter, Antonios Pearl dont on a retrouvé les lettres adressées à la petite Betty, fatras insensé de méditations philosophiques qui se débattent avec les notions religieuses les plus tordues, avec pour unique moteur l'incertitude quant à nos systèmes d'appréhensions archaïques à pouvoir saisir l'essence-même de la mort.

Pour s'imaginer ce personnage incroyable, il faudrait fondre en un seul homme un quelconque Charles Manson en costard-cravate et le personnage perdu et halluciné incarné par Joaquin Phenix dans The Master.
Les textes d'Antonios Pearl ont droit à une note de commentaire finale qui finit de rendre plus béante la sensation de malaise qui nous avait saisie lors des premières pages. Et on en reste pantois, Tout ça pour ça ? Tous ces mystères, tous ces morts, toutes ces recherches pour une note en bas de page incompréhensible ? Est-ce-que ce serait ça, cette tentation du vide dont parle le titre ?


Pourquoi Chryssopoulos, par ailleurs auteur grec, écrivant dans sa langue, nous plonge-t-il dans ce cauchemar purement américain dont on ne voit pas de quoi il pourrait être la métaphore ? Par simple jeu littéraire ? Histoire de faire un livre « à la manière de » mais sans véritable fin, sans but ultime ? Rarement on aura eu cette impression de sombrer dans le néant au terme d'une lecture pourtant prenante, et sans cesse intrigante. 


C'est une sensation curieuse que de sentir s'être fait pousser dans le vide par un écrivain. Et dans le dos, en plus. Sensation qui nous tend à nous poser cette question: ce livre est-il l'arnaque du siècle ou le livre de l'année ? 
Signé: RongeMaille

07/05/2016

MURMURES DANS UN MEGAPHONE de Rachel Elliott

Parlons des forces en présence : d'un côté Miriam Delanay qui s'est "enfermée" (au sens littéral du terme) pendant trois années suite au décès de sa mère et puis  de l'autre Ralph Swoon, père de deux grands garçons, psychologue d'une quarantaine d'années, marié à Sadie (qui elle commente  sa vie privée 24h/24h sur les réseaux sociaux) .

Plaçons les ensemble alors qu'ils ne se connaissent pas à un des carrefours de leurs vies.

Miriam décide de sortir. Et Ralph, invité à son propre anniversaire, décide de s'en aller lorsqu'il trouve Sadie enfermée dans un placard de la maison, en mauvaise posture, et pas seule.

Et laissons agir la plume lumineuse de Rachel Elliott. Murmures dans un mégaphone est son premier roman, et l'éditeur inspiré qui lui a fait confiance en France, c'est Payot et Rivages.

Murmures dans un mégaphone est un roman qui fait du bien. 
Bien plus encore que ce que je parviendrai à vous convaincre ici-même. 
Il s'agit d'une sorte de roman "tournesol", résolument tourné vers la lumière.

Ralph et Miriam vont se rencontrer, et Rachel Elliott évitera les poncifs. Ils vont traverser ensemble leurs carrefours respectifs. Nous allons nous retrouver nous lecteur, face à ce qu'est l'importance des choix, la façon dont nous avons de nous parler aussi. Face au fait aussi qu'il n'est parfois pas trop tard, et parfois si. 
Et ce, je me répète, de façon totalement positive et douce. 
Pas un gramme de niaiserie à l’horizon, et des phrases magiques partout. Des phrases que l'on lit, aspirés par la narration, par la construction par chapitres qui donne la parole tour à tour, à Miriam, Ralph et puis, par ricochet, Sadie, et puis on s'arrête percuté par l'une d'entre elles (les phrases) et on la relit en essayant oui, de la retenir par cœur tellement elle sonne juste, tellement elle sonne doux, tellement on voudrait la porter comme une amulette désormais.

"Imagine une femme descendant en rappel le long d'une falaise. Lorsqu'elle lève les yeux vers celui qui tient la corde, elle voit qu'il n'y a personne. A ce moment-là, à mi-chemin entre le sol et le sommet, elle comprend que c'est l'histoire de sa vie. elle n'a jamais été seule mais il n'y a jamais eu personne".

Ou encore :

"Lorsque vous décidez de vivre, d'enfin vivre, tout un monde de possibilités s'ouvre devant vous, affolant et immense, mais où est le pont qui mène à ce pont, quelqu'un voit un pont ?"

Rachel Elliott va nous offrir un véritable galerie de portraits, une histoire douce et dingue qui s'accélérera au fur et à mesure du récit. On va rire pas mal, serrer les mâchoires aussi un peu mais surtout, surtout, on va se laisser dorloter. Et puis, les jours passant, on va s'apercevoir que l'on est définitivement riche de ces heures là.

Et ça, hein, par les temps qui courent, ça n'a pas de prix !

Signé :