27/09/2016

L'ORIGINE DU MONDE de Liv Strömquist


Je propose juste, mais alors juste que cette bande-dessinée, soit remboursée par la sécurité sociale ou alors distribuée gratuitement dans tous les foyers du monde.
Ce n’est quand même pas compliqué !
Pourquoi ?
Parce que je pense que cet ouvrage, signé par la suédoise Liv Strömquist , paru en France chez Rackham peut enfin, changer vraiment les choses.
Et en passant en plus par un procédé que je « sur-valide » la connaissance et le savoir.

Strömquist nous avait déjà en 2012, avec Les sentiments du prince Charles, bien aidé sur la compréhension des relations de couple. Surtout quand ces relations virent au compliqué, voire au glauque.
Ce n’était déjà pas rien. 

Mais là, cette sorcière héritière du mouvement punk et adepte du Do It Yourself (elle a quand même débuté sa carrière par l’autoédition) vient de franchir un cap supplémentaire.

 Elle se charge dans L’origine du monde (oui, oui c’est bien un clin d’œil au tableau de Courbet), d’expliquer par le menu –si vous me prêtez l’expression- le sexe de la femme (vulve, clitoris orgasme bouhhhh). Mais surtout, comment au fil du temps, les hommes (et elle nous montrera lesquels précisément), agités par bien trop d’énergie dont ils ne savaient quoi faire (bichettes),  se sont arrangés pour nous présenter  seulement une représentation fantasmée du sexe de la femme, et de sa sexualité.
Tout ça pour nous conduire (c'est Liv qui nous conduit là) à enfin nous autoriser (attention, ça va secouer) à accepter que la sexualité des femmes n’est donc pas exclusivement binaire.

Elle échappe au piège du document type « développement personnel axé fesses » en fournissant des dizaines d’éléments réels et historiques sur certains des hommes célèbres ayant contribué à la fabrique toxique de cette « propagande » qui n’a eu finalement comme seul résultat d’enfermer et de faire taire les désirs.
Celui des femmes, bien sûr, mais aussi à n'en pas douter des hommes.

Point de narration, mais des explications placardées (comme de la propagande, tiens tiens) accompagnées d’un trait épais et  minimaliste (je vous l’ai dit déjà : elle vient de chez les punks) soit en noir et blanc soit en couleurs.
En fait Strömquist  a eu le génie d’infiltrer la façon de faire de cette propagande, pour la retourner contre elle-même, et en la tenant bien haut au collet, et la dynamiter.
Elle fait feu de tout bois, si tant est qu’il soit (le bout de bois) historiquement vérifiable.
Elle est allée enquêter et nourrir son propos et nos espoirs, sur tous les fronts, école, religions, psychanalyse, art etc.

Liv Strömquist connait et maîtrise les effets du langage performatif.
Je le répète, elle l'utilise pour faire imploser un système patriarcal, qui depuis le cinquième siècle n'a de cesse de pousser à l'humiliation, la mutilation, la négation, de la femme, de son sexe et de sa sexualité.
Elle va jusqu'à évoquer -enfin- la question des règles, vous savez bien cette affaire qui n'existe pas, ou alors si quand elle existe, est juste l'équivalent du fait de se raser tous les matins pour un homme (moui moui moui) !
 Bref, en refermant cet ouvrage, on chanterait bien "libéréeeee, délivréeeeee", ah mais, non, pardon c'était une blague de mauvais goût.
On se contentera d'envoyer de toutes nos forces un immense merci à madame Liv Strömquist.






Signé : 

21/09/2016

LOUIS SOUTTER, PROBABLEMENT de Michel Layaz

Qui connait Louis Soutter ? Pas grand monde, probablement et pourtant, son nom a failli par passer à la postérité malgré les tempêtes que cet homme-là traversa de son vivant. Ah, mais quelle vie ! Fils d'excellente famille établie sur les rives du Lac Léman, de cette haute-bourgeoisie qui se targue d'excellence en tout, Louis avait pour père un bonhomme transparent et une mère un peu hautaine, peu aimante. Pour faire court, il fut directeur de l'Ecole des Beaux-Arts de Colorado Springs, qu'il fuira après un mariage raté avec une riche Américaine, fut premier violon à l'Orchestre Philarmonique de Lausanne, sous la baguette des plus grands, puis deuxième violon, puis violon dans la fosse, puis violoniste de petit orchestre, à jouer dans les squares, puis interné par sa famille qui le jugeait bizarre et encombrant. Et puis plus rien.

Plus rien ? Pendant ces dix-neuf années d'internement jusqu'à sa mort en 1942, Soutter gratta, dessina et peignit tant qu'il put sur le moindre bout de papier, noircissant des cahiers entiers de dessins fulgurants qui font aujourd'hui l'objet de fréquentes expositions et d'un travail d'exégèse fourni. Son art, son style, c'était un peu comme si la désespérance des peintures les plus sombres de Munch avait épousé les traits faussement bruts et naïfs des toiles les plus tordues, les plus débridées de Picasso. Mais ni Facteur Cheval, ni Antonin Artaud, Soutter était un artiste qui, plus que de folie ou de névrose, était atteint d'une pathologie nullement repérable en son temps mais qu'aujourd'hui on nommerait autisme, ou quelque chose d'approchant.

Lorsqu'il était violoniste, il lui arrivait de cesser brusquement de jouer pendant 30 secondes, 1 minute, sous le regard furieux de son chef d'orchestre, et ce en pleine générale. Il mangeait très peu, promenait une drôle de silhouette de héron qu'il entretenait à force de marches sans fin. Au village de Ballaigues où se trouvait son hôpital, Soutter n'effrayait personne, discutait avec un peu tout le monde, toujours tiré à quatre épingles. C'était un personnage. Tout juste devait-il se battre parfois contre la bigoterie de Mademoiselle Tobler, la directrice de l'Asile du Jura, et faire fi de la folie réelle de ses compagnons de chambrée, entassés comme lui en ce lieu afin de ne plus apparaître au regard des braves gens et, si possible, d'y mourir en silence.

Soutter n'y était pas mal, au fond, aidé en cela par le soutien de son cousin Le Corbusier qui, entre deux avions, entre deux continents, vint lui rendre visite plusieurs fois et fut un des premiers à repérer l'artiste. Jean Giono, dont une cousine était aide-soignante à l'Asile du Jura, fit avec lui de longues marches, eu avec lui de splendides conversations. Lui l'écrivain solaire à l'humanisme généreux discutant avec Louis, cet oiseau de mauvaise augure, qui mâchait et remâchait la même vision noircie au fusain d'une humanité qu'il semblait craindre, avant de la recracher sur le papier avec fougue, voilà qui devait être peu banal.

Tout comme Ramuz et d'autres, ces deux-là tentèrent bien de le faire connaître, organisèrent des expositions, mais cela ne prit pas. Il faudra attendre, ce fut son côté Van Gogh, une gloire post-mortem. Mais grâce à eux, Soutter obtint une chambre bien à lui, et du matériel à foison pour travailler à sa guise.

Michel Layaz s'est tout entier appuyé sur la biographie de Michel Thévoz Louis Soutter ou l'écriture du désir pour écrire son roman. Son travail, plus acrobatique qu'on ne le pense, a été de tenter une immersion non seulement dans l'univers mais aussi dans l'esprit contrarié de cet artiste, tentant de débusquer quelques éléments dans la vie du peintre qui éclairerait son œuvre. Surtout, Michel Layaz est un grand écrivain qui, à l'aide d'une phrase presque proustienne, enlace son sujet avec grâce et infiniment de force :

"Qu'importe de savoir si Louis, pour ce premier dessin, avait tracé un arbre, des fruits, une voûte d'église, des personnages, le Christ en croix, une ville imaginaire ou une simple décoration, il venait non seulement d'initier ce qui lui permettrait de ne pas sombrer, de justifier sa perpétuelle inadaptation, de conjurer l'inexistence, les hontes et les pêchés, mais surtout il venait de commencer l'exploration d'un monde qui le libérerait, lui d'abord, d'autres aussi, tous ceux qui prendraient la peine de voir son œuvre, c'est à dire d'accepter que soient détruites les certitudes rassurantes et que soient parcourus les chemins de l'inquiétude."


On ne saurait mieux écrire, mieux imaginer la vie intérieure d'un homme aussi tourmenté qu'armé d'une telle élégance de style. 

Chapeau bas, donc. Et au-delà de toute probabilité, sans la moindre once de doute, on pourra dire de Louis Soutter, probablement ceci : un grand livre, assurément.

Signé: RongeMaille 

12/09/2016

LES OISEAUX DE VERHOVINA de Adam Bodor


D'abord, il faut un peu parler d'Adam Bodor pour tenter de mieux cerner la substance de tout ça. Né en 1938 à Cluj Napoca, en Transylvanie hongroise, il a vécu très longtemps en Roumanie où il a connu la dictature et les vexations de la Securitate de Ceaucescu. Anti-communiste proclamé, il a connu les persécutions et la prison, avant de s'exiler en Hongrie. Il est sans doute important de garder cette biographie dans un coin, pour le lire, car cela peut fournir quelques clés de compréhension à une oeuvre profondément étrange, à la fois absurde et très attachée aux valeurs terriennes, et qui décrit des rapports humains avec une distance à la fois sardonique et désolée qui flirte avec le nihilisme le plus total.

Les oiseaux de Verhovina se lit d'une traite mais se savoure. Jamais le lecteur ne se débarrassera de l'immense point d'interrogation qui flottera au-dessus de sa tête, à se demander ce que fabriquent au juste les habitants de ce village sinistre, Verhovina, que des hommes, un jour,  ont débarrassé de leurs oiseaux en tombant les nids, en tapant dans les broussailles. Depuis, cette vallée où il règne un froid de gueux ne retentit plus que d'un profond silence, tout juste troué par le fracas des cascades. Il y a là une auberge, sa guérisseuse qui possède ce don de ressusciter les morts, un couple d'assassin d'enfants, enfermé à demeure dans l'attente qu'un policier de la ville vienne les chercher, une vieille fille qui attend le retour de son officier hongrois, un pasteur défroqué, un sous-brigadier bêbête et fouineur, la naine Aliwanka qui lit l'avenir dans les larmes, et offre son corps de poupée au brigadier Korkodus, pivot central de ce petit monde incertain, qui sent arriver une menace et sait que ses jours sont comptés.

Dans Les oiseaux de Verhovina, on peut monter jusqu'au moulin à eau pour admirer un couple de souris attrapé par une vague et le gel, et qui semble fuir pour l'éternité dans la glace, l'oeil brillant. Plus loin, il ne fait pas bon aller voir cette étrange communauté de femmes qui tentera de vous retenir et vous faire disparaitre. On y mange des langos au fromage blanc, des soupes de pâtes froides à même la casserole, parfois une truite grillée à la sauge, et aussi des cobayes, ces petits animaux peureux et stupides, nés pour trembler, qu'on peut fourrer dans les poches de son manteau et recouvrir d'une bouteille d'alcool de prune ou de vin de mûre pour qu'ils ne bougent plus. Un jour, des types venus de la ville lâchent des renards dans les prés, qui décimeront volailles et cobayes sans qu'aucune raison ne soit donnée.


Le monde de Verhovina est soumis à des règles invisibles et incompréhensibles. Lorsque le jeune Vangyeluk débarque à la gare, on pense au héros du Château de Franz Kafka, envoyé dans un endroit inconnu pour des raisons qu'il ne connait pas. Un monde, également,  dans lequel les animaux tiennent un rôle important, et dans lequel les humains ont su garder leur part d'animalité. Ainsi est-on frappé de lire combien les personnages se sentent, se reniflent, l'odorat sans doute affûté par les vapeurs aigres qui s'échappent des sources naturelles, seule vraie richesse de ce lieu abandonné, et qui empuantissent l'air chaque matin, avant que le vent ne les chassent. Un tel sent le chiffon mouillé et la sueur, il a dormi dehors. Cette autre sent la camomille, ou la sauge, dans la pièce où ont été électrocutées les fillettes flotte encore une odeur de fer et de limaille: le forgeron est donc passé par là. Un monde incompréhensible.

Adam Bodor est très souvent comparé à Dino Buzzati pour l'aspect de conte absurde que sa prose adopte parfois, à Samuel Beckett pour cette froideur à jauger des êtres humains déposés là comme des figurines, et se torturent avec des questions sans réponse. Il y a du Kafka, c'est sûr, mais un Kafka qui aurait connu dans sa chair l'occupation soviétique et les geôles avant d'écrire.

Son roman est tout ça à la fois, ce qui est déjà beaucoup. Tout ça, avec en plus, cette faculté de fondre cet univers au coeur d'une nature frustre, hostile, offerte comme un refuge aux protagonistes du petit monde d'Adam Bodor. Une nature pourvoyeuse d'incertitudes, de frayeurs, d'ennui et de mort.


Seuls trois romans ont été traduits, La visite de l'archevêque, La vallée de la Sinistra* et celui-ci. Précipitez-vous sur l'oeuvre de cet auteur très méconnu, vous allez faire de drôles de rencontres, et une sacrée découverte.

Signé: RongeMaille



* tous deux également édités par Cambourakis et disponibles en poche. Vous n'aurez vraiment aucune excuse...


07/09/2016

MA PART DE GAULOIS de Magyd Cherfi

(Blablabla rentrée littéraire, j'aime pas ça, blablabla)

Faut avouée à moitié pardonnée ?

Bon si on part de ce postulat, alors, allons y en confiance.

Magyd Cherfi était loin d'être un inconnu pour moi. Pour lui et avec lui, j'avais oui transpirante, "tombé la chemise" maintes fois, et sauté comme un cabri en forçant -certes cela me demande pas un effort démesuré- l'accent du sud, de Toulouse pour être plus précis.

Quand j'ai vu débouler l'annonce de son roman chez Actes sud, quand j'ai vu le titre, et la couverture, moi qui travaille en 2016 avec tout ce que cela signifie dans le contexte général, au coeur d'un quartier dit "sensible",  moi qui suis "blanc-bec" au coeur d'une population, je me suis dis "raaaaaa nonnnn pas ça ! c'est casse gueule punaise c'est casse gueule ! voire casse pieds aussi. On le sait qu'on a foiré une étape collective dans l'intégration, mais on se bouge, on fait ce que l'on peut, on est pas responsable de tout."

Je reste une sacrée curieuse, donc j'ouvre le roman. Et là, et bien appelons un chat un chat, la claque. Magyd Cherfi a réussi le tour de force de raconter une histoire la nôtre, la sienne, les leurs, sans le moindre manichéisme, sans tomber dans le piège de la facilité.  Le tout avec une plume vive, riche, assumée, fine, drôle, coup de poing autant que scalpel. Une plume juste, équitable aussi. Une plume.

L'auteur (il ne me viendrait plus à l'idée de dire le chanteur, désormais, croyez moi) décrit son enfance de garçon différent, car n'aimant pas le football, préférant la littérature, au coeur de la banlieue de Toulouse. Il décrit ceux qui sont sa famille, ses amis, leurs liens d'amitié, mais aussi sa famille celle du sang, sa mère, et enfin, les liens avec l'autre culture, celle qui n'est pas issue du Maghreb, nous, nos parents, le système scolaire par exemple.

Magyd dit la vérité, la sienne, mais pour qu'elle arrive jusqu'à moi, c'est qu'il s'y prend sacrément bien. Il parle de la tendresse (quand on y a difficilement accès), de la sexualité (quand on y a difficilement accès), de l'adolescence, de la vie scindée en deux, des choses que l'on ne comprend pas, des choses qui font de nous des impuissants, de la différence, qui existe partout et tout le temps. Des combats que l'on peut mener, partout et tout le temps, sans passer par la case "institution".

Je peux même vous dire qu'une scène tout particulière m'a fait poser le bouquin, et hurler "mais pourquoi donc je n'avais jamais pensé à cela ?". Cette scène : la soirée d'élection de F. Mitterand que je me souviens très bien avoir vécue dans ma maison de blanc becs bien pensants. Mais je ne vous en dis pas plus, histoire de vous laisser le plaisir de la découverte. Qu'est donc la même scène dans la famille de Magyd, au coeur de la banlieue de Toulouse ? Je vous laisse le découvrir, en prendre conscience.

Un grand grand roman, sans tiédeur, sans compromission. L'idée n'est pas de désigner des responsables, de définir des camps. Aucun coupable montré du doigt. Tous coupables. Une écriture, une vraie. Une très belle découverte qui laisse voir une générosité incroyable, et une intelligence rare, trop rare. Merci monsieur Cherfi. Merci.


01/09/2016

LE POISON de Charles Jackson


En 1942 parait aux Etats-Unis le premier roman d'un illustre inconnu qui rencontra direct un succès foudroyant, plaça son auteur sur orbite, fut acheté à prix d'or par Hollywood qui en confia l'adaptation au grand Billy Wilder en personne. Le réalisateur de Sunset boulevard en fit un chef d'oeuvre: Palme d'Or à Cannes, Golden Globe, Oscar du meilleur film, tout ça.

Le poison fit la fortune de Jackson mais ne lui porta pas chance pour la suite de sa carrière. Cet écrivain raffiné, un peu dandy, alcoolique, toxicomane, bisexuel et mal dans sa peau s'était mis tout entier dans ce livre, et c'est déjà beaucoup. Il porta chance à Billy Wilder, mais aussi à Ray Milland, l'interprète de Don à l'écran, qui lui aussi décrocha le Prix d'interprétation à Cannes, le Golden Globe et l'Oscar. Pour l'anecdote, quand il monta chercher la prestigieuse statuette et pour tout discours éloquent, il remercia le public avec une courbette, un bref claquement de talons, et au revoir. La classe.

Charles Jackson n'écrira rien d'aussi bon, ce qui arrive parfois à des auteurs qui, au fond, n'avait qu'une seule histoire à raconter: la leur. Le poison (Lost week-end en est le titre original) raconte le looooong week-end esseulé dans un petit appartement new-yorkais de Don Birnam, écrivain à la dérive, alcoolique en phase de rémission approximative que l'on voit d'abord refuser poliment une invitation à venir passer ces quatre jours à la campagne. Non, dit-il, il doit se remettre à écrire, ces quelques jours sont à mettre à profit pour autre chose que la pêche à la truite et la dégustation de limonade glacée sous les arbres. C'est l'écriture qui le sauvera, rien d'autre. Et non, écrire à la campagne, ça n'est pas la même chose.

Bien sûr que quelque chose débloque car Don n'aspire qu'à une chose: attendre que ce petit monde bienfaisant et un peu condescendant à son égard, déguerpisse et lui foute la paix. Aux premières secondes de cette solitude tant désirée, il se précipitera sur le billet qu'il a planqué quelque part et ira faire le plein pour un looooong week-end en compagnie de sa machine à écrire et pour ça, rien de tel pour enclencher la pompe à inspiration que quelques verres. 

Lors de son arrivée au bar du coin, le barman le reconnaît immédiatement et lui colle cette sentence sur le coin de la tête:

 "Pour un type comme toi, le premier verre est celui en trop, et le dernier ne suffit jamais."

Au premier en effet, sa main cessera de trembler. Au second sa joie de vivre reviendra, et au troisième il sera l'égal des plus grands. Yeats et Homère n'auront qu'à bien se tenir. Ce qui arrive ensuite et la description geste par geste, minute par minute, d'une dégringolade affolante, d'une chute infernale qui n'en finit plus, où chaque marche dévalée fait plus mal que la précédente.

Lire Le poison n'est pas une partie de plaisir, loin de là. On comprendra rapidement pourquoi Wilder écourtera pas mal ce long calvaire dans son adaptation, et pourquoi il occultera complètement, surtout, la partie la plus choquante et sauvage (pour l'époque) de l'introspection masochiste de Don Birnam à l'intérieur de sa psyché saccagée: une homosexualité refoulée, honteuse, vécue comme un fardeau, qui remonte parfois à la surface sous la forme de souvenirs émus de branlette adolescente à l'arrière de vieilles voitures, et de la réminiscence fiévreuse, évoquée tel un cauchemar, d'un probable viol collectif dont il fut la victime sur une plage portugaise.

Moderne, Le poison l'était aussi pour ça. D'une véracité désarmante quant au processus auto-destructeur de l'alcoolisme, Charles Jackson se pose comme l'égal des plus grands écrivains réalistes de l'époque, et on pense souvent à Sinclair Lewis en le lisant, dans son souci de précision et l'acuité psychologique déployée. Du travail d'orfèvre.


On ne sait trop ce que voudra dire ensuite ce divin pochtron de Malcolm Lowry (auteur de cet autre grand roman sur l'alcoolisme que fut Au-dessous du volcan) lorsqu'il prétendra que selon lui, c'était dans Lost week-end qu'apparut pour la première fois la véritable figure de l'homme moderne occidental. Mais il est sûr que ce roman est bien le chaînon manquant entre un certain roman social et réaliste à l'américaine et des auteurs comme Bukowski ou Hubert Selby Jr, auquel on pense beaucoup en le lisant tant il semble avoir emprunté plus d'une fois à Charles Jackson cette fameuse structure de "dégringolade qui n'en finit plus", et qui deviendra sa marque de fabrique.

Grâce en soit rendue à la collection Vintage de Belfond de nous avoir retrouvé ce chef-d'oeuvre, introuvable depuis plusieurs décennies.


Signé: RongeMaille